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À la recherche de la biodiversité dans les dessins d’enfants

Comment les enfants se représentent-ils la nature ? C’est le sujet d’une grande étude menée par le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris, en partenariat avec le CNRS et en collaboration avec l’Académie du climat. Cet entretien avec Philippe Grandcolas, écologue et biologiste de l’évolution, directeur adjoint scientifique de l’Institut écologie et environnement du CNRS, et Hélène Letourneur, illustratrice et médiatrice scientifique en stage au MNHN, nous dévoile les premiers enseignements de cette recherche, présentée le 12 juin 2025.
Comment est né ce projet d’étude des représentations de la nature chez les enfants ?

Philippe Grandcolas : J’ai découvert les ateliers pédagogiques menés par l’Académie du climat, dont le contenu était particulièrement riche. Dans la même période, j’ai rencontré Hélène, qui avait un bagage en écologie et une solide expérience en tant que graphiste et illustratrice. À partir de là, nous avons souhaité lancer une dynamique de recherche autour de l’étude des dessins produits par les enfants au cours des ateliers menés par l’Académie du climat.

Le premier problème soulevé est donc de savoir si des biais taxonomiques sont présents dans les dessins produits par les élèves. Si oui, lesquels ? Un biais taxonomique consiste à surreprésenter des espèces par rapport au nombre d’individus réellement observés dans la nature. C’est le cas pour le grand public, qui a tendance à surreprésenter les grands arbres au détriment de groupes moins bien connus, par exemple celui des mousses. Ce biais taxonomique se traduit aussi par la surreprésentation de certaines espèces emblématiques au détriment des autres espèces présentes dans le même groupe. Ainsi, on connait plus de 1,2 million d’espèces d’insectes dans le monde ; pourtant ils sont rarement représentés à la mesure de leur proportion réelle, et ceux représentés sont souvent surmédiatisés, comme l’abeille ou la coccinelle.

De plus, nous souhaitions savoir si les enfants avaient une vision systémique de la biodiversité en intégrant des interactions dans leur dessin. Enfin, nous souhaitions savoir si des signes de crise environnementale allaient être présents dans les dessins.

Hélène Letourneur : Cela fait plusieurs années que l’Académie du climat mène des ateliers auprès d’enfants scolarisés à Paris, du CE2 au CM2 principalement, au cours desquels ils sont amenés à représenter la nature selon leur point de vue. Avec Philippe, nous avons eu l’idée de recueillir et d’exploiter leurs productions afin d’interroger la place de l’Homme dans ces dessins. Puis notre questionnement s’est élargi à la manière de représenter la biodiversité, ainsi que les éléments associés à la crise environnementale actuelle. Finalement, les objectifs de cette étude se sont centrés sur les espèces représentées et sur les éventuels biais taxonomiques. Les interactions entre espèces au sein des écosystèmes ont aussi été recherchées.

Quelle méthodologie a été privilégiée pour mener cette étude ?

H. L. : Dans un premier temps, le dessin s’est révélé être un outil de recueil de données précieux. C’est un mode de communication moins « scolaire » qui offre aussi une plus grande liberté à l’enfant, même si l’écrit n’était pas complètement proscrit1. Le dessin permet de stimuler la créativité des enfants et de faciliter l’expression de leurs idées. Cette recherche a permis de recueillir 420 dessins d’enfants répartis sur vingt-et-une écoles primaires parisiennes.

Pour chaque dessin, une analyse taxonomique2 a été réalisée à partir d’une liste préétablie de taxons. Par exemple, la liste comprend le groupe des mammifères et celui des insectes, qui ont été déclinés en grandes familles, car on suppose que les enfants vont dessiner une grande diversité d’espèces appartenant à ce groupe. Les interactions ont été listées à partir de celles qui sont définies par l’écologie des populations (prédation, commensalisme, etc.). L’absence d’interactions figurées sur le dessin étant considérée comme du neutralisme.

En ce qui concerne la place de l’Homme, la présence d’hommes ou de femmes a été notée, tout comme des traces indirectes de sa présence des routes ou des bâtiments, par exemple. Enfin, pour les indices de la crise environnementale, il n’y avait pas d’éléments attendus, ces indices ont été recensés au fur et à mesure de l’étude des dessins.

P. G. : Le dessin est un mode de communication particulièrement adapté aux enfants, ces derniers ne se censurent pas du point de vue technique. Le dessin nous a offert l’opportunité de récolter de nombreuses productions en quelques jours, ainsi cela a permis d’avoir une approche quantitative. Mettre la lumière sur les représentations des enfants est aussi une manière d’impliquer les parents et la communauté éducative dans notre démarche et de rendre collective la réflexion sur la biodiversité.

Les résultats de notre étude sont particulièrement intéressants et permettent d’avoir une première approche de la représentation de la nature chez les enfants, mais ces derniers n’ont probablement représenté qu’une fraction de ce qu’ils avaient en tête. Dans cette optique, des recherches qui associent l’expression graphique à des entretiens avec les élèves sur ce qu’ils ont souhaité représenter pourraient enrichir notre étude et la compléter.

Quels enseignements peut-on tirer après étude des dessins ?

H. L. : Globalement, on note une certaine pauvreté des représentations concernant le règne animal. Ainsi, un quart des enfants n’intègrent pas les animaux dans leur représentation de la nature, et près de 80 % représentent trois espèces animales ou moins dans leur dessin. Sur le plan taxonomique, un biais important a été identifié, car les enfants surreprésentent les mammifères, les insectes et les oiseaux, contrairement aux « poissons » ou aux « reptiles » par exemple. À titre d’exemple, les oiseaux ne représentent que 1 % de la biodiversité totale, et les mammifères seulement 0,5 %. Ce biais taxonomique repéré chez les enfants est similaire à celui retrouvé dans la société. Cette étude montre que la vision des enfants s’est probablement appauvrie en matière de biodiversité. Une précision : la biodiversité telle qu’elle est abordée dans l’étude s’entend comme une notion complexe qui se définit à trois échelles principalement : celle des écosystèmes, des espèces et génétique. La biodiversité intègre également les interactions entre les espèces au sein des écosystèmes.

Or, près de la moitié des enfants ne figurent pas d’interactions entre organismes. L’Homme n’est présent dans la nature représentée par les enfants que dans 23 % des dessins, et si l’on y intègre les traces d’activités anthropiques (routes, bâtiments), cela monte à 36 %. Enfin, les références à la crise environnementale sont rares : elles ne concernent que 10 % des dessins et se traduisent le plus souvent par la présence de déchets et par de la fumée noire.

P. G. : Je n’avais pas d’attentes ou d’à priori particuliers avant de mener cette étude. Le seul point qui m’a surpris est la pauvreté des espèces animales présentes dans les dessins des enfants. On pouvait s’attendre à voir des animaux emblématiques tels que la vache, l’abeille, la fourmi, le chien, le chat, etc. Pourtant l’étude montre que les enfants représentent en moyenne deux espèces animales différentes sur leur dessin. Anne-Caroline Prévot avait déjà montré que les environnements naturels sont de moins en moins présents dans les films d’animation Disney et que ces environnements naturels dessinés ont tendance à être de plus en plus contrôlés par l’Homme et sont de moins en moins complexes en termes de biodiversité qu’ils représentent3.

Ceci nous a conduit à proposer l’hypothèse d’une vision de la biodiversité des enfants qui s’est appauvrie. Pourtant, cette tendance qui semble se dessiner doit être questionnée à travers des études complémentaires, qui pourraient par exemple comparer les représentations des enfants scolarisés en milieu urbain et non urbain, ou comparer les représentations en fonction des milieux socioéconomiques des parents. Les représentations que font les enfants de la nature sont une manière d’engager une réflexion sur la biodiversité et nous incitent à l’observer et à complexifier la vision que nous avons d’elle.

Cette étape est nécessaire pour initier des changements, que cela soit à l’échelle du citoyen ou de nos sociétés. Par exemple, les interactions, pourtant assez peu représentées par les enfants, sont fondamentales pour envisager des stratégies de protection des plantes cultivées. Les écosystèmes sont structurés par les interactions. Ainsi, toute intervention extérieure, comme l’ajout d’un insecticide, ne peut se résumer à un impact sur une cible unique, comme la destruction des charançons, car la disparition des charançons pourra impacter des espèces d’oiseaux qui se nourrissent de l’insecte.

Comment les enseignants peuvent-ils exploiter ces résultats ?

H. L. : Il est possible d’exploiter le programme déjà existant en privilégiant des études de cas intégrant des organismes qui appartiennent à des taxons différents de ceux des mammifères, oiseaux et insectes. On peut par exemple étudier des poissons ou encore choisir des insectes moins bien connus du grand public. L’étude de la biodiversité peut aussi se centrer sur celle de la France métropolitaine et des territoires ultramarins.

L’autre piste possible est de proposer aux élèves des temps de travail dehors avec du travail d’observation et dessin de plantes, de petites bêtes, etc. On peut également proposer aux élèves des activités créatives dehors. Cette étude est une manière d’inciter les enseignants à oser sortir afin de susciter la curiosité et l’étonnement des élèves face à la nature.

P. G. : Il est fondamental de montrer aux enfants que la biodiversité est partout, dans notre alimentation ou nos vêtements, par exemple. Par conséquent, cette question peut être abordée dans de nombreuses disciplines. L’autre piste est de dialoguer avec les enfants pour s’assurer qu’ils ont connaissance de l’existence de la diversité des groupes d’êtres vivants, de les conduire à développer une vision systémique de la biodiversité. Si les enfants sont amenés à travailler en extérieur dans le cadre d’un potager, la solution peut être de favoriser la plantation ou le semis d’espèces locales et d’engager une réflexion sur les interactions des espèces plantées et les interactions qu’elles pourraient avoir d’autres populations d’espèces locales.

Propos recueillis par Jonathan Faivre

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Sur notre librairie

Couverture du numéro 570, « Apprendre dehors »

Couverture du n° 585, « Apprendre avec la nature »

Notes
  1. Quelques enfants ont accompagné leur dessin d’un texte ou de légendes.
  2. La taxonomie regroupe les organismes biologiques dans des boites d’après leurs caractéristiques communes (source : https://www.mnhn.fr/fr/systematique-taxonomie).
  3. On peut consulter l’étude suivante : Anne-Caroline Prévot-Julliard, Romain Julliard, et Susan Clayton, « Historical evidence for nature disconnection in a 70-year time series of Disney animated films », Public Understanding of Science, 2015, 24(6), 672-680.