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Improviser : une pédagogie de l’expérimentation

Un plaidoyer pour la pratique de l’improvisation, activité ludique génératrice, entre autres, de bienêtre, et aussi mobilisatrice de processus cognitifs favorisant la créativité.

L’association Gwad Impro1, fondée par Gustave Parking, a participé à un projet d’improvisation théâtrale avec des classes de collège en Guadeloupe, encadrées par des formateurs en improvisation. Ce projet a permis de réintroduire du jeu dans les activités, les attentes, le partage des rôles, pour finalement élargir la gamme des identifications possibles pour les garçons comme pour les filles, permettant de diminuer les stéréotypes de genre grâce à l’improvisation théâtrale. Il s’agissait de permettre aux élèves (acteurs) d’expérimenter l’improvisation théâtrale et de libérer leur parole, de prendre confiance en eux, d’être capables de se mettre en scène, d’affronter un public, de mémoriser un texte, gérer l’espace, travailler en équipe et faire des expériences émotionnelles : exprimer colère, violence, pour mieux les désamorcer. La pratique de l’improvisation offre un exutoire et aspire à limiter les phénomènes d’incivilité, de sexisme et de violences. Ce travail se pose en remède de prévention.

LE JEU ET SES RÈGLES

L’improvisation théâtrale dépasse largement le seul cadre du match d’improvisation, popularisé par Jamel Debbouze. Cette pratique est souvent perçue comme exclusivement humoristique, un loisir d’adolescent en décrochage scolaire souhaitant attirer l’attention, alors que l’improvisation peut être dramatique, profonde ou engagée, comme à l’université de Cambridge. Dans un même cadre, de très nombreuses créations et applications sont possibles, avec un esprit ouvert et un formateur bienveillant.

L’improvisation permet de constituer un espace de jeu et d’expérimentation de tous les instants, sans filet autre que la bienveillance de ceux qui participent. Comme à l’école, il s’agit d’apprendre à écouter en étant attentif, de respecter les temps de parole, d’aller vers un objectif commun en s’entraidant pour créer et innover. Cela nécessite d’être flexible et de lâcher prise.

Comme tous les jeux, les sports et le théâtre, l’improvisation comprend des règles : accepter, construire ensemble, ne pas imposer à l’autre. Ces règles sont là pour faciliter l’apprentissage de l’improvisation, mais aussi pour fournir un espace sécurisant, afin de développer de nouvelles idées. Comme le disait Robert Gravel2 : « Plus la structure est rigide, plus la patinoire (Comprendre : le lieu où se déroule l’improvisation) va être fixe, plus l’arbitre va être dur, plus le maitre de cérémonie (MC) va être impeccable, plus la folie sera permise à l’intérieur du jeu. »

La patinoire, espace de jeu et de créativité, et le MC peuvent être mis en relation avec la salle de cours, avec l’enseignant, à la fois arbitre pour faire respecter les règles du groupe, semblables dans les deux cas (écoute, partage, bienveillance, etc.).

Les jeunes qui arrivent pour la première fois dans un atelier d’improvisation théâtrale sont souvent réservés, n’osent pas prendre la parole ni même interagir avec les autres. À l’inverse, d’autres peuvent être expansifs et chercher à exister dans le groupe et au regard de l’animateur. Les premiers exercices, très simples et réalisés collectivement, permettent de faire connaissance et de poser le cadre. Ce cadre et les objectifs sont souvent inhabituels pour les participants. Habitués au milieu scolaire, ils cherchent à donner la bonne réponse ou préfèrent se taire plutôt que de risquer d’être dans l’erreur. En improvisation, on se nourrit des erreurs, des chutes et des manqués, pour se relever plus vite et avancer. Quand ils comprennent que toutes leurs propositions sont acceptables, la confiance s’installe, la peur du ridicule s’atténue (surtout chez les adolescents) et le plaisir de partager son imaginaire prend le dessus. Il n’y a plus de bon ou de mauvais élève ; chacun est riche de ses savoirs et savoir-faire et pourra prendre part aux histoires inventées collectivement. Reste à s’entrainer aux techniques théâtrales et à progresser dans la manière d’apporter ses idées. En improvisation théâtrale, faire des erreurs (de placement sur scène, d’accent, de décor, etc.), c’est apprendre. L’échec est valorisé et de ce fait vécu dans la bonne humeur et le désir de progresser.

LA MISE EN ACTION

Les plus jeunes intègrent très rapidement les règles du jeu et ont plaisir à découvrir de nouvelles formes d’improvisation ; plus elles sont cadrées, plus ils sont enthousiastes à incarner des personnages : un journaliste dans une interview, un superhéros en mission, etc. Leurs sources d’inspiration sont diverses : d’une part leur quotidien (parents, famille, professeurs, etc.), d’autre part leurs loisirs (lectures, dessins animés, sports, etc.). L’improvisation leur permet de mélanger ces univers et ils prennent plaisir à transposer des personnages dans des situations improbables (leur maitresse dans une navette spatiale, un dinosaure sur un terrain de foot). Le rire est souvent au rendez-vous, faire sourire son public est une petite victoire.

En jouant, en prenant du plaisir, on apprend et on intègre plus rapidement les nouvelles informations. En favorisant le bienêtre, et en optimisant les interactions entre apprenants, enseignants, et entre les différents groupes, l’improvisation permet d’avancer rapidement, et surtout de créer des interactions plus fortes et des liens plus durables.

En introduisant l’action, la pratique de l’improvisation théâtrale se rapproche des théories de la « cognition incarnée » de Francisco Varela (voir encadré) et devrait permettre d’améliorer les apprentissages. Improviser mobilise, en plus des processus cognitifs, le corps et l’environnement. Aussi, au-delà du bienêtre et de vivre ensemble, la mise en action permet une meilleure mémorisation que lorsqu’on est simplement spectateur ou lecteur3.

La flexibilité cognitive, au centre de la pratique de l’improvisation, est une compétence utile pour les enfants et leurs pédagogues. Dans un monde en constant changement, jouer en lâchant prise et en apprenant à quitter ses repères est un atout pour les adultes en devenir. Plus généralement, cela permet de passer d’une idée à l’autre et de moins rester dans une représentation stéréotypée, dont les jeunes peuvent être eux-mêmes victimes.

Au final, à l’heure des diaporamas édulcorés et de l’effervescence autour des outils numériques, replacer le jeu au centre de pratiques pédagogiques est une voie qu’il nous semble important de pouvoir explorer. Si des travaux de recherche sont nécessaires pour pouvoir affirmer de l’impact positif de la pratique de l’improvisation théâtrale à l’école, les nombreux témoignages empiriques (enseignants, formateurs, improvisateurs, élèves, etc.) convergent vers les multiples bénéfices de l’improvisation. Nous entendons très régulièrement des improvisateurs parler d’un mieux-être ; ils se sentent (enfin) bien dans leur peau, sont plus à même de faire face à l’imprévu, montrent une plus grande aisance, ou encore s’intègrent plus facilement à un groupe. Sur le plan cognitif, les trop rares recherches sur le sujet tendent à montrer une créativité plus importante. Il y a fort à parier que la mémoire, l’attention, l’inhibition ou encore la flexibilité s’améliorent avec la pratique de l’improvisation. Il ne s’agit pour l’instant que d’intuitions partagées par un large nombre, et la prudence scientifique nous oblige à attendre d’avoir des études spécifiques sur le sujet avant de pouvoir être aussi affirmatifs qu’enthousiastes.

En nous amenant à réinventer notre propre expérience et à jouer celle d’autrui, l’improvisation théâtrale est une pédagogie de la tolérance. Le retour des élèves et des encadrants a confirmé l’intérêt de cette méthode qui permet au jeune de s’exprimer dans l’évidence de lui-même, apportant une réflexion personnelle hors des carcans stéréotypés.

Au-delà de ces retours personnels, comme celui de Jamel Debbouze disant que l’improvisation a changé sa vie, cette discipline mérite que les enseignants s’y intéressent. L’apprentissage est un changement permanent, où de nouvelles connaissances viennent sans cesse mettre en péril l’équilibre qui pouvait sembler acquis. Improviser, comme apprendre, c’est prendre un risque, changer à la fois ses connaissances, ses représentations, son corps mais aussi son rapport avec le monde. Il est temps qu’enseignants et scientifiques étudient et appliquent cette méthode. Ou tout au moins prennent le risque d’essayer.

Mathieu Hainselin
CRPCPO, EA 7273, université de Picardie Jules-Verne, Amiens
Magali Quillico
Mouvement d’improvisation amiénois (MIAM), La boite d’impro, Amiens
Gustave Parking
Association Gwad-impro, Pointe-à-Pitre
Merci à Geoffroy Blondelle pour sa relecture attentive
EN COMPLÉMENT
La cognition incarnée
Le poids des mots n’est pas qu’une expression. Lorsque l’enseignant dit qu’un livre est important pour l’apprentissage, les apprenants le jugent plus lourd qu’un ouvrage présenté comme optionnel, même s’ils affichent le même chiffre sur la balance. Cette interaction entre pensée, corps et environnement a longtemps été oubliée des recherches, à cause du dualisme de Descartes et du fantasme d’un esprit indépendant du reste. La cognition incarnée, étudiée et validée par les recherches scientifiques en psychologie, neurosciences et intelligence artificielle, ne s’intéresse pas uniquement à la cognition, mais à son interaction avec l’environnement. Nos pensées, notre cerveau et notre corps changent au contact du monde, et le monde change lui aussi à notre contact. En pédagogie, l’apprentissage actif est une des applications pratiques de la cognition incarnée. L’improvisation théâtrale, qui intègre tout le corps en interaction avec l’environnement en plus des émotions et des pensées, est un parfait exemple de cette approche intégrative (cognition, cerveau, corps, environnement) du fonctionnement de l’être humain, particulièrement intéressante en situation d’apprentissage.

Notes
  1. http://www.gwad-impro.fr
  2. Fondateur de la Ligue nationale d’improvisation au Québec, et concepteur du match d’improvisation.
  3. Mathieu Hainselin, Peggy Quinette, Francis Eustache, « Qu’est-ce que la mémoire de l’action ? », Revue théorique et perspectives, vol. 5, p. 129-134, 2013.