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Construire un projet personnel avec le collectif de la classe

Dessin représentant différentes disciplines artistiques pouvant être enseignées à l'école.

Petit à petit, au long de l’année, amener des élèves d’âges différents à construire leur projet et le plan de travail qui leur permettra de le réaliser. Cela passe par des temps de travail personnel, puis de partage collectif, par de l’entraide, et par une organisation du temps et des déplacements au tableau. Récit d’une expérimentation sur une année.

Depuis maintenant deux ans, nous expérimentons dans notre école à pédagogie active1 un dispositif avec une classe multiâge d’option artistique interdisciplinaire (arts d’expression, ou Ardex) de 5e et 6e secondaire (élèves de 16-18 ans, en principe). L’enseignement au sein de l’option est dispensé par une équipe de trois enseignants (expression théâtrale, plastique et musicale) pour un tout de quatre heures par semaine.

Dans une école qui construit encore ses outils ‒ ayant ouvert ses portes en 2014 ‒ et qui cherche à développer l’autonomie de ses élèves, encourage le tâtonnement expérimental, fait la promotion de l’engagement individuel et collectif, nous avons décidé de consacrer trois quarts d’année à la confection d’un documentaire (pour les élèves de 5e) et à un projet personnel (en choisissant une, deux ou trois disciplines artistiques, pour les élèves de 6e) porté par chaque élève.

une note d’intention pour un projet artistique

Première étape de concrétisation du projet : les élèves rédigent une note d’intention. Celle-ci est relativement libre en 5e. Pour les élèves de 6e, les consignes ou questions qui doivent y trouver des réponses sont plus nombreuses. Sous l’intitulé « Constituer un dossier d’intention pour un projet artistique personnel », il leur est demandé de développer, en minimum mille signes :

  • Le thème : le choix est libre, mais nous proposons « Passer/Passé » en guise d’inspiration pour les élèves qui seraient en demande.
  • Une carte mentale autour du thème choisi, minimum dix mots ou concepts.
  • La ou les motivations personnelles.
  • Le titre (à ce stade, cet item est facultatif).
  • Un ou des liens directs ou bien une transposition, un transfert, une prolongation, de ce qui a été vu en histoire des arts (matière vue en cinquième année).
  • La direction disciplinaire ou inter, voire transdisciplinaire.
  • L’espace envisagé et le matériel nécessaire.
  • Des traces des premiers tests sous forme libre : il peut s’agir de photos, bribes de textes, renvoi vers un lien ou une clé USB contenant de la musique, etc.
  • Une première projection de plan de travail est demandée. À l’aide du calendrier scolaire, les élèves imaginent comment mettre à profit les heures d’Ardex (l’idée étant qu’ils travaillent à l’école et non pas à la maison), se demandent quel matériel leur sera nécessaire sur place pour telle étape, cherchent à se fixer des objectifs et sous-objectifs réalistes.

Cet ensemble de consignes décrit un cadre d’attendus stricts qui introduit la complexité et ce, dans un espace créatif très large. « Elles [les consignes] sont de nature à doter les apprenants de démarches de pensées s’émancipant de la simple exécution. Il s’agira ici d’apprivoiser l’incertitude liée à ces complexités2. » Loin de la simple exécution, donc, les élèves prennent le pouvoir sur leur future production, puisqu’ils organisent via ce plan leur travail et leur temps (l’entièreté des heures d’option, jusqu’à la fin de l’année) ; ils font émerger – dans la mesure du possible – les obstacles ou pistes de problématisation.

La musique, la paix et la guerre

Un élève s’est par exemple rendu compte, par la rédaction de cette note d’intention, que son projet était en fait un « projet à tiroirs conceptuels ». En effet, un pan de sa pensée dépendait d’une autre réflexion, elle-même imbriquée dans d’autres idées, etc. Il était arrivé à la conclusion qu’il voulait traduire en musique ce qu’il envisageait comme un cycle humain de basculement entre la paix et la guerre. Tout comme les compositions musicales qui sont faites de tensions plus ou moins intenses et de résolutions plus ou moins définitives, il percevait l’histoire humaine comme des moments de nœuds, de guerres ravageuses, de pacification progressive, de calme, de joie, et de nouveaux nœuds, et ainsi de suite.

Ses idées de composition nécessitaient de maitriser différents langages musicaux (dont certains qu’il ne connaissait que de façon très superficielle) et techniques : bon instrumentiste, il explorait et tâtonnait dans des harmonies tantôt simples, tantôt complexes, qui lui étaient alors tout à fait inconnues. La composition comprenait des éléments très fixés et d’autres passages volontairement plus libres ou improvisés, ce qui a posé à plusieurs moments la question de la cohérence globale du morceau. Certains passages de son projet demandaient d’exploiter des logiciels de composition électronique, ce qui pour lui était tout à fait nouveau.

En amont, donc, il a dû programmer – via son plan de travail – un temps de prise en main de ces outils électroniques, des temps pour se plonger dans tel style musical pour en extraire des techniques harmoniques, des temps d’écriture pour avancer dans son propos, des temps où il aurait besoin de se faire épauler par un camarade ou bien moi-même, etc.

Aller plus loin grâce au groupe

Cette note d’intention fait l’objet d’un partage collectif. Les élèves questionnent, reformulent, proposent déjà leur aide pour une étape ultérieure et partagent leur excitation pour tel ou tel projet. Le rôle des professeurs est alors de faire de même, mais aussi d’amener les élèves à plus de complexité, à proposer des références artistiques qui n’ont pas été envisagées en classe et d’éventuellement questionner la réalisabilité du projet.

Cette note d’intention et ce partage sont importants pour différentes raisons. Tout d’abord, comme dit plus haut, il s’agit d’une première entrée dans le concret pour les élèves. C’est également un moment de régulation éventuelle et autres rétroactions d’usage pour rectifier un tir, mais aussi pour que l’élève se rappelle qu’il est certes autonome, mais pas seul. Il est bien sûr soutenu par ses trois professeurs, mais il s’inscrit dans un collectif scolaire et solidaire (ce qui peut par ailleurs aussi exister dans des contextes artistiques professionnels).

Si notre école à pédagogie active cherche – par définition – à rendre les élèves acteurs, on les invite ici à se reconnaitre comme auteurs de leurs propres processus d’apprentissages, portés par la confiance des adultes et la valorisation par leurs pairs3. Cette concrétisation permet enfin aux élèves de transformer les consignes : même si elles marquent le cadre de nos exigences, celui-ci tend à se fondre dans un début de processus artistique qui appartient aux élèves.

Le tableau pour favoriser l’autonomie

À partir de ce moment, vers janvier, le temps des cours est pleinement consacré à du travail autonome pour le projet personnel ou la réalisation du documentaire. Le tableau blanc au mur est un outil qui permet la communication et l’organisation de ces séances.

En effet, si le travail nécessite de sortir de la classe, les élèves s’inscrivent au tableau. Les enseignants s’entretiennent individuellement avec des élèves de façon récurrente ; quand ce sont les élèves qui en font la demande, ceux-ci le font via une inscription au tableau.

Un système de tutorat est mis en place. Ainsi, pour certaines dates ‒ plus ou moins un cours sur deux ; un calendrier est transmis en amont aux élèves ‒, des groupes de tutorats sont définis : les élèves de sixième année sont tuteurs des élèves de 5e ayant choisi de travailler sur un thème proche afin de les aider, d’une part d’un point de vue de la réflexion artistique, d’autre part d’un point de vue technique. En début de séance-tutorat, les élèves se manifestent auprès de leur tuteur si nécessaire.

Hors de ces séances, les élèves de 6e peuvent refuser de se rendre disponibles afin de se consacrer pleinement à leur projet personnel. Les séances se clôturent par un partage collectif : on y dépose ses difficultés, ses questions, ses étapes importantes ou non, ses fiertés. On y demande aussi éventuellement de l’aide physique ou matérielle (hors tutorat donc) pour la prochaine séance.

Weekend de travail et de création

À la fin du mois de mai, tous les élèves de l’option Ardex passent un weekend de travail intense et de création à l’école. Cette résidence permet aux élèves de 5e et de 6e d’avancer de manière significative, voire de finaliser leurs travaux. Les bâtiments étant totalement libres, le tableau est plus que jamais l’outil pour l’organisation et la communication : qui est où ? Avec qui ? Qui a besoin de quoi ? Qui a besoin de quel professeur ?

Enfin, l’année se clôt avec l’examen, qui ressemble davantage à un partage qu’à une épreuve. Les élèves assistent à toutes les présentations, posent des questions, commentent, et surtout félicitent leurs pairs. Ces moments donnent lieu à des retours et réflexions authentiques de la part de l’élève-artiste et des élèves-spectateurs ; circonstance où la jubilation et la fierté l’emportent sur le stress et l’angoisse de l’évaluation.

Le temps consacré à ce projet personnel donne la possibilité à chaque élève de faire à son rythme, de s’arrêter, de se tromper, de recommencer, d’expérimenter d’autres pistes. Ils connaissent dès le départ cet enjeu temporel, ce qui leur permet de se plonger pleinement dans leur travail et de s’engager sans retenue dans la création.

Obstacles et perspectives

Bien que nous rencontrions des réussites, une série d’obstacles pratiques et organisationnels, voire institutionnels s’imposent : les locaux disponibles à un instant T, le calme nécessaire à la concentration lorsqu’un ou plusieurs élèves s’investissent dans un projet sonore, de nombreuses absences liées à l’organisation de sorties dans d’autres matières (ce qui est encouragé dans le projet d’établissement), la communication entre les trois enseignants pour assurer un suivi de qualité, le découragement des certains en cours de route, la projection sur plusieurs mois, les autres obligations scolaires, etc.

Enfin, nous continuons à nous poser une question : comment faire la promotion du groupe (si important dans notre option et dans notre école) en amenant nos élèves à s’investir individuellement dans des projets si différents ? La réponse se trouve peut-être dans l’organisation complexe d’un système vivant et coopératif qui permet « une pratique sociale de la joie4 » induite par des réalisations et des dépassements personnels.

En effet, la coopération organise les relations des élèves « dans le travail de sorte à favoriser leur émancipation ou, pour utiliser une référence spinoziste, des accroissements mutuels de puissance5 ». En la formulant en classe, une difficulté peut être transformée en réussite (pour l’élève ayant fait face à l’obstacle) et en sentiment de satisfaction personnelle ou altruiste (pour un tiers lui étant venu en aide). En la partageant, la fierté de l’élève devient aussi, quelque part, la fierté du groupe qui a à cœur d’apposer sa patte dans des réalisations individuelles – sans jamais vouloir l’aliéner – et qui se réjouit de cette réussite.

Cette organisation coopérative et humanisante, nous continuons à la chercher avec l’intime conviction que nous tâtonnons – nous aussi – dans le bon sens.

Nicolas Loozen
Enseignant d’éducation et d’expression musicale dans une école secondaire générale à pédagogie active à Bruxelles

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Notes
  1. Une école dont le projet pédagogique s’inspire des mouvements d’éducation nouvelle. Les apprentissages partent et s’organisent autour des élèves et de leur réalité, ces derniers étant considérés dans leur globalité (développement psychoaffectif, relations, histoire, centres d’intérêts, milieu, etc.).
  2. Léonard Guillaume, Jean-François Manil et Charles Pepinster, Du Chef-d’œuvre pédagogique à la pédagogie du Chef-d’œuvre ; introniser en humanité, éd. Chronique Sociale, 2018, p. 83.
  3. Voir la définition de « auteur » dans : Laboratoire de recherche coopérative de l’ICEM, Dictionnaire de la pédagogie Freinet, ESF Sciences humaines, 2018, p. 32.
  4. Nicolas Go, «Approche coopérative et complexe dans l’éducation », dans Malini Sumputh et François Fourcade (dir.), Oser la pédagogie coopérative complexe, éd. Chroniques sociales, 2013, p. 53.
  5. Ibid.