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Danser dans la rue

Le récit personnel d’une formidable aventure dansée, comme un rêve, dans les rues du XXe arrondissement de Paris par des élèves d’un collège de ZEP et leur professeur de gym.

Paris XXe, collège Flora-Tristan, vingt-cinq élèves de 3e. Quand j’annonce à la classe, dans ce gymnase froid et sombre, que le cycle « danse contemporaine » commence, je sens que je dois être convaincant. Alors, je leur parle de moi, que j’attends ce jour avec impatience, que c’est le moment de l’année que je préfère, qui correspond le mieux à mes attentes de professeur de gym. Silence.

ENTRÉE DANS LA DANSE

Le projet n’arrive pas comme un cheveu sur la soupe : avec la classe, la relation existe, déjà confiante. Pourtant, je n’échappe pas aux représentations habituelles, les éternelles « la danse c’est pour les filles ! On va danser en tutu ? Moi, monsieur, jamais ! ». Mohamed ajoute, vraiment énervé : « Mais m’sieur, c’est pas du sport ! On est en cours de sport ! », provocateur et drôle, avec un geste qui frappe son bras comme le haka d’un rugbyman. Brouhaha.

Moi : « Eh bien voilà ! Ce geste, c’est ton geste, c’est déjà de la danse, c’est bien, gardons-le pour la chorégraphie. » L’assemblée rit, je l’ai échappé belle. Je suis leur professeur d’EPS, une discipline qui, pour certains, est la seule qu’ils investissent positivement. On a déjà beaucoup joué, au football ou au volley, on a ri, on a eu peur, on a crié, on s’est touchés, attrapés ; ce n’est pas rien ce contact physique et affectif. Alors un projet artistique, ça les déstabilise.

D’autant plus que je leur annonce « je ne sais rien de ce qu’on va faire, des chorégraphies que vous allez inventer, ni même si on va y arriver ; la seule chose que je sais, c’est qu’on va essayer de faire un vrai film. On va créer notre chorégraphie, on va danser dans la rue, et vous allez être très fiers ! »

Dans ce collège, il y a une histoire, une culture danse. Ils savent qu’aujourd’hui, c’est leur tour.

Lors du premier cours, je leur montre ce qu’on fait les grands de l’année précédente : « Tout tremble et rien ne bouge. » Ils regardent des camarades qu’ils n’auraient jamais imaginé voir danser ; plus le film avance, plus ils ne voient que des artistes, des danseurs. Ils se laissent prendre par l’ambiance calme, émouvante et habitée de la projection ; ils sont happés. Ils entrent comme ça, comme si de rien n’était, dans la danse : passation de témoin. Y’a pas qu’le sport en gym.

« Si on doit un jour faire quelque chose ensemble, quelque chose qui soit une création artistique, quelque chose qui parle de nous, de chacun d’entre nous, si on veut pouvoir se montrer des mouvements, des idées, des choses personnelles, il faut qu’on soit en totale confiance. Il s’agit de se construire un regard toujours critique et bienveillant, de ne jamais se moquer pour ne jamais blesser ni gêner la créativité qui est si fragile. Nous allons devoir en prendre grand soin. » La confiance est par conséquent le thème du cours. Par exemple, il faut conduire son camarade qui a les yeux fermés dans un espace aux multiples obstacles sans jamais le mettre en danger ; seule la main, dans son dos, le guide. Du brouhaha confus et stressé, les élèves, à force de consignes et de répétitions, atteignent silence et maitrise du corps les yeux fermés. C’est le moment d’une première mise en scène remplie de danseurs qui, les yeux fermés, se mettent en mouvements avec la musique. Les marches sont lentes, assurées, bras tendus, tête droite, visage détendu et impassible, une procession mystérieusement organisée ; dès le premier cours, sans s’en rendre compte, les élèves vont vivre sur une scène imaginaire un premier tableau rempli d’émotion et de force. Déjà, la caméra tourne, comme à chaque cours, pour les habituer à cette intrusion.

L’ÉCOUTE, PUIS LE MOUVEMENT

L’exercice consiste dans un premier temps à un face-à-face proche entre deux élèves : l’un parle lentement et distinctement ; il raconte ce qu’il veut, tandis que l’autre tente de confondre sa propre voix avec celle de son camarade. Le spectateur encore fictif (mais toujours la caméra), doit avoir l’impression d’une confusion entre les deux voix ; il ne doit pas pouvoir distinguer celui qui initie de celui qui suit : c’est un duo.

Lorsque cet exercice est compris, on passe au mouvement. Ce ne sont plus des mots qui sont dits, mais des mouvements simples, faciles et naturels qui transforment le duo sonore en couple silencieux, face à face. Sans s’en rendre compte, les élèves abordent la création chorégraphique, selon les procédés d’improvisation et de miroir. Un des intérêts de cette approche est que chacun puisse se dire « ce n’est pas moi qui danse ». L’un pense « je fais juste comme lui », et l’autre « c’est moi qui le fais danser ». Les premières barrières de l’immobilisme physique et du blocage psychologique contre toute forme de mouvement dansé tombent, lentement. Le ressentent-ils ? J’imagine que oui, j’en fais le pari.

Les cours suivants proposent d’autres modes de création : l’improvisation, l’accumulation, les questions-réponses, le leitmotiv, etc. Petit à petit, les corps se délient, la confiance physique accompagne la confiance affective, et les mouvements se personnalisent. On peut alors évoquer les paramètres du mouvement, l’espace, le temps, l’énergie dans un processus de création qui bat son plein. Il faut cependant admettre que le rythme de progression est variable. Certains cours n’ont même pas lieu, d’autres s’envolent. J’accepte cette part aléatoire, cette lenteur puis ces accélérations propres aux démarches créatives. C’est troublant mais, dans une démarche artistique collective, on doit accepter de perdre un peu le pouvoir.

SE VOIR DANSER

Quand ce travail finit par être assez riche, quand on estime qu’il y a matière à composer, j’annonce à mes élèves : « Je vais vous montrer quelque chose. » Je suis face à eux, en scène, stressé, évidemment, car je ne suis pas danseur. Je demande leur regard critique et bienveillant, je supplie des spectateurs de qualité. L’art d’être spectateur, un autre thème de travail. Alors je danse. Cela dure quelques secondes, ce n’est pas une improvisation mais une composition. Ils regardent, finissent par applaudir, étonnés mais polis. Maamar s’écrit : « Ah ben oui, je reconnais, c’est nous qui avons fait les trucs de ça ! — Oui, c’est cela, ce que je viens de danser là, c’est vous ! J’ai filmé puis récupéré depuis quelques cours des mouvements, des formes que vous avez inventés, je les ai juste mis ensemble et ça fait cette chorégraphie, votre chorégraphie. Maintenant, vous allez l’apprendre, la répéter et répéter encore, jusqu’à ce que ce soit encore plus la vôtre. »

Suivent quelques cours de répétitions. C’est parfois rébarbatif, souvent fatiguant et exigeant, mais les élèves adhèrent ; ces chorégraphies, aussi abstraites soient-elles, ont du sens, car elles correspondent à des mouvements qu’ils ont vu émerger, s’inventer, se créer. Je leur propose, dans un deuxième temps, une déambulation, le portrait du quartier, de ce qui nous lie les uns et les autres, une culture commune. Nous avons donc de la matière : des mouvements individuels, une chorégraphie de groupe, et une déambulation commune.

ON SORT, ON TOURNE

Et un jour, enfin, on sort. D’abord quelques excursions dansées dans la cour du collège, ce qui est déjà très difficile, car les repères changent et des regards étrangers sont probables. Tout est modifié et retravaillé, la mise en scène se précise. Chacun peut y aller de son idée, mais c’est le consensus qui est recherché à tout prix : chaque élève, chaque danseur doit se sentir concerné.

Et puis, arrive le jour du tournage. Nous nous rendons sur des lieux repérés à l’avance, des rues aimées, devant des fresques urbaines appréciées, dans des lieux familiers de leur vie : je suis dans l’aventure. J’ai souvent peur, confronté à leurs regards, à leurs remarques. Je ne suis pas danseur, ça se voit et ils le savent. Alors ils se reconnaissent dans mon désir de faire au mieux, ils adhèrent au projet collectif de faire une véritable œuvre d’art. Pour tous, la rue devient l’aventure. Je les mets en garde contre les écueils classiques de ce moment du tournage : se cacher dans le groupe, en faire moins que d’habitude. Quelques recadrages sont nécessaires comme pour tout artiste le jour de la représentation, et puis le doute, normal.

Et puis je dis « silence plateau, moteur, ça tourne, action ! », la magie s’opère. Face à la caméra, il se passe quelque chose qui nous dépasse tous, qu’on n’attendait pas, mais qu’on ressent : on est dans le juste.

Les plans se succèdent, les heures sont longues, les corps s’épuisent un peu, mais le but si proche les fait tenir. On a récupéré les heures d’histoire et de SVT (sciences de la vie et de la Terre) pour pouvoir tourner. On recommencera autant de fois, de jours que nécessaire. On ne lâchera plus. Ça donnera un beau film, et même très beau cette fois-ci. Quelques longues heures de dérushage, de mise en place, de montage, de postproduction plus tard, j’avoue « je m’y crois à fond », je me crois cinéaste. Bientôt mon festival de Cannes !

LA PROJECTION

Un samedi matin, enfin, les parents, les collègues, d’autres collégiens, des amis, la famille, tout le monde est là pour la projection. Je dis quelques mots sur le rôle de l’artiste qui peut nous aider à comprendre le monde de demain, sur l’enseignement artistique qui devrait permettre à nos chers élèves d’avoir un regard d’artiste sur leur vie. Les lumières des néons du triste gymnase de ce collège de ZEP du XXe arrondissement de Paris font place à celle du film, à la conviction et la beauté de ces adolescents qui ont su chercher en eux l’énergie de la créativité, la force du projet collectif et de l’expression de leur personnalité en devenir. Ces images transportent les gens présents. Comme un spectacle vivant. Applaudissements interminables. Les artistes vacillent entre fierté et étonnement d’avoir « fait ça ».

Et le professeur de gym cherche comment il va pouvoir aimer autant, l’année prochaine, créer avec d’autres élèves. Histoire sans fin.

Yves Le Coz
Prof de gym, collège Flora-Tristan, Paris XXe