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Ne pas oublier les sciences et techniques
Quand est paru le texte du socle commun de 2005, nous sommes nombreux à avoir déploré la séparation entre ce qu’on appelait alors le pilier 3 « la culture scientifique et technique », et le pilier 5 « la culture humaniste », ce qui semblait écarter les sciences et techniques de l’humanisme. On ne retrouve heureusement plus dans le nouveau socle commun cette scission et la dimension culturelle des sciences et techniques est davantage reconnue. Regrettons cependant que dans le texte officiel du parcours artistique et culturel, elle soit peu présente. On y trouve uniquement cette mention d’un apport du PEAC (parcours d’éducation artistique et culturelle) au domaine 4 du socle (« Les systèmes naturels et les systèmes techniques ») : contribuer au « développement des capacités à concevoir et créer un objet matériel, une réalisation concrète en mobilisant imagination, créativité, sens de l’esthétique, talents manuels et en sollicitant des savoirs scientifiques et techniques ».
Ayant participé au travail du groupe sur le programme du cycle 4, j’ai milité ardemment pour que les aspects interdisciplinaires mêlant arts et sciences soient présents, et ils le sont en grande partie. Les EPI (enseignement pratique interdisciplinaire) peuvent permettre d’établir des liens intéressants et de casser des barrières rigides comme celle si artificielle entre littéraires et scientifiques, surtout quand on l’applique à des élèves de 6e !
Je voudrais ici proposer quelques pistes pour contribuer à ce rapprochement, à ces interactions entre points communs et différences, en m’appuyant sur ma pratique d’enseignant de français ayant cherché à développer des projets communs avec des collègues des disciplines scientifiques ou technologiques.
Je crois à l’intérêt de mettre en avant de grands noms de la culture scientifique. Cela participe d’une sorte de grand récit des inventions et découvertes qui ont permis à l’humanité de progresser. Sans qu’on en fasse des héros irréprochables, leur aventure doit être mise en valeur. À l’occasion, on montrera comment ils ont pu être hérétiques et inquiétés pour leurs idées (Galilée, à un autre niveau Darwin), reconnus et célébrés (Pasteur, Einstein). Il ne faudra pas oublier le présent : Charpak, Gilles de Gennes, mais aussi des chercheurs vivants comme Yves Coppens ou Cédric Villani. Et faisons toute leur place aux femmes scientifiques (la figure magnifique de madame du Châtelet, Marie Curie, etc.). Des projets intégrant un travail autour de ces grandes figures existent et sont souvent stimulants (voir par exemple l’EPI évoqué dans le numéro 527 des Cahiers pédagogiques au collège Berthelot de Toulouse). Plusieurs bandes dessinées peuvent être d’utiles auxiliaires.
On peut aussi restituer les découvertes scientifiques dans un courant culturel plus large ; au lycée, on pourra inciter les élèves à effectuer des liens entre littérature, arts et sciences au temps des lumières ou de la révolution industrielle, y compris lorsque ces liens reposent sur des théories fausses (Zola et l’hérédité, Balzac et la phrénologie). La littérature d’aujourd’hui doit être aussi convoquée dans ses rapports avec les sciences et techniques. Citons, parmi de nombreux exemples, le récit d’Étienne Klein En cherchant Majorana : le physicien absolu, un entredeux savoureux.
On a tendance dans notre univers intellectuel à oublier de quoi sont constitués matériellement les tableaux, avec quoi on joue de la musique, avec quelles pierres sont bâtis les monuments, ce qui fait qu’un livre est imprimé, etc. On oublie que l’histoire de la peinture s’articule à l’histoire des technologies, qui ont permis à l’artiste de se construire des camera obscura, pour mieux appréhender la réalité, ou, plus tard, de conserver la peinture pour créer en plein air, de même que le train a permis aux impressionnistes de sortir de leurs ateliers parisiens pour aller voir du côté des falaises de Normandie et produire leurs chefs-d’œuvre. De même, le numérique modifie-t-il aujourd’hui les manières d’écrire. L’inscription de l’art dans l’aspect matériel des choses peut contribuer à la motivation des élèves et ouvrir à des rencontres avec des professionnels, depuis le marchand d’instruments de musique jusqu’au maquettiste. L’art n’apparait plus alors aux yeux des élèves comme quelque chose d’éthéré, et des collaborations peuvent s’établir avec d’autres matières, dont la technologie.
De nombreuses œuvres littéraires de fiction évoquent l’activité scientifique. Confronter un roman de Jules Verne aux découvertes scientifiques de son temps est fécond, y compris à travers les erreurs et approximations qui parsèment son œuvre. C’est aussi une occasion de voir combien la littérature peut reposer sur une solide documentation.
Le détour par les sciences et techniques permet également une appréhension de l’art moderne. Je renvoie à l’excellent travail mené par Évelyne Chevigny et Yvon Charof qu’ils relatent dans l’ouvrage Enseigner l’histoire des arts (p. 130 et suivantes)disponible sur le site de la librairie du CRAP (collection Repères pour agir), une activité pendant laquelle les élèves, devant des images, sont amenés à réfléchir s’il s’agit de sciences ou d’art : on hésite légitimement dans bien des cas à répondre. Les sciences sont bien sûr très présentes dans le cinéma et la bande dessinée. Ainsi le récent film d’animation d’après Tardi, Avril et le monde truqué, est une magnifique occasion de travailler sur les inventions de la fin du XIXe siècle (histoire et technologie en EPI ?). Lors d’un travail conjoint français-SVT (sciences de la vie et de la Terre) sur les dinosaures, nous avions utilisé des extraits du Monde perdu (Spielberg), inspiré par Conan Doyle, tout en convoquant le mythe très ancien du dragon ou du monstre, et en mettant à distance les aspects fantaisistes et imaginaires.
La fiction, la narration ou la théâtralisation sont autant d’outils pour vulgariser la science, dans une vieille tradition que l’on retrouve davantage aujourd’hui. On produira par exemple un spectacle autour de découvertes scientifiques, des nouvelles où la part des sciences sera importante (par exemple des récits autour de l’écoscience-fiction, à la manière du recueil Nouvelles vertes1étudié en 4e). La fiction permet en effet d’évoquer de grandes questions philosophiques ayant trait au progrès, à la place du religieux (croire et savoir), à l’avenir des hommes sur la planète, etc. Tout cela donne lieu à débat dans la classe.
Mais il est important aussi de travailler sur les différences entre ce qu’autorisent la fantaisie, l’imagination et ce que les sciences ne permettent pas. Voyager dans le temps avec Wells ou Barjavel, créer une nouvelle humanité avec Mary Shelley, coloniser Mars ou la Lune avec Bradbury ou Philippe K. Dick, certes, mais n’est-on pas là dans un monde qui excède les possibles de la science ? Un projet autour du paranormal amène à confronter les charmes d’un récit fantastique à la Maupassant ou Matheson aux démystifications « zététiques » qui donnent des explications rationnelles, qui démasquent certains charlatanismes. Il y a là de nombreuses pistes interdisciplinaires. Non, évoquer des mythes n’éloigne pas de la science, surtout si on établit des correspondances tout en distinguant les niveaux d’analyse. Séléné, déesse de la Lune, représente l’infidélité, ce qui a à voir avec les états changeants de notre satellite. Il est intéressant de confronter les mythes décrivant le phénomène des éclipses à l’explication scientifique. Nous avons travaillé sur ces rencontres lors d’un projet interdisciplinaire autour de l’astronomie qui permit à chacun des deux enseignants concernés de découvrir des facettes qu’il connaissait mal de l’autre discipline.
Ces quelques pistes, non exhaustives, sont là pour inciter à l’inventivité. Cela permet de créer des liens, d’ouvrir des routes nouvelles pour mieux intégrer ou réintégrer sciences et techniques dans un grand ensemble culturel qui inclut autant les rapports entre l’homme et la nature qu’entre les hommes. C’est un moyen essentiel de résister aux forces qui entrainent vers le bas, vers le simple divertissement médiatique, tout autant qu’à celles qui font de la technophobie et du rejet de la science un fonds de commerce.
- Voir sur le site des Cahiers : http://www.cahiers-pedagogiques.com/L-education-au-developpement-durable-dans-la-litterature-de-jeunesse