Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Quelques leçons d’un apprentissage linguistique très appliqué

Photo Markus Winkler – Pexels

C’est l’histoire d’une enseignante qui se lance dans l’apprentissage d’une langue étrangère avec l’application Duolingo. D’abord enthousiaste, elle se demande ce qu’elle pourrait en retenir pour les apprentissages en classe. Mais ce n’est peut-être pas une si bonne idée que cela…

Depuis 480 jours, Duolingo m’apprend l’allemand. Ou essaie de le faire. Ou bien c’est moi qui essaie de faire en sorte qu’il m’apprenne l’allemand, avec une obstination quotidienne, à très peu d’oublis près. Depuis le début, cette application suscite chez moi un mélange d’admiration et d’agacement. L’agacement prenant nettement le dessus à la longue, j’ai voulu faire un petit point pédagogique et didactique. Je précise que je n’ai utilisé que la version gratuite, sans les options de la version payante.

Qu’est-ce qui m’a épatée au début ? D’abord l’apprentissage immersif, dans le sens où l’application ne fournit aucun cours de grammaire, aucun apprentissage explicite : on apprend en écoutant et en parlant, de façon très naturelle. Un peu déroutante au début, cette méthode offre en réalité une entrée dans la langue assez facile et attrayante.

Les activités de compréhension écrite et orale sont simples et donnent l’impression grisante de progresser rapidement. Le vocabulaire s’acquiert par la répétition : mots et tournures de phrases reviennent plusieurs fois par « leçon », de différentes façons. On apprend vite à prêter attention à la façon dont les phrases proposées en compréhension sont construites puisqu’elles reviennent ensuite en test d’expression écrite. En s’appliquant très régulièrement, idéalement tous les jours puisque chaque « leçon » ne dure que deux ou trois minutes, on emmagasine vraiment vocabulaire, syntaxe et même une conscience des déclinaisons.

Fidéliser et récompenser

J’ai fait partie des « bons élèves » qui se connectent tous les jours. Par quel miracle, moi qui ai tant de mal à me plier à une quelconque discipline de travail ?

L’application repose sur les principes de la ludification : fidéliser et récompenser en permanence l’utilisateur. Fidéliser : rien de tel qu’un score avec un décompte des jours mis en scène à grand renfort d’animation visuelle et sonore. Une baisse de motivation, une journée chargée ? Oui, mais il faut quand même « jouer » à Duolingo ! Ce serait trop bête de perdre sa progression de 86, 162 ou 450 jours et repartir à zéro !

Et puis chaque « leçon » est très courte, ce n’est rien du tout à faire ! J’imagine que cette petite giclée de dopamine ne fonctionne pas sur tous les types de personnalité, mais pour tous ceux d’entre nous qui mordent à l’appât des jeux à score, ce hameçon est redoutablement efficace. Et si on a vraiment oublié ? Pas grave, on peut « geler » le jour manquant en utilisant le capital de points qu’on reconstitue en jouant : une économie du jeu qui peut fidéliser le joueur très longtemps. Plus efficace même que la simple impression de progresser dans l’apprentissage, au point que je me suis même demandé un moment comment transférer ce mécanisme dans les révisions de mes élèves…

Mieux encore, Duolingo nous fait passer dans des « divisions » : dans un ensemble aléatoire de joueurs, il y a un classement chaque semaine, qui aboutit le dimanche soir au maintien dans la division, à la relégation en division inférieure ou à la promotion en division supérieure. Pourtant très peu compétitrice, je me suis surprise moi-même, quelques fois, à me battre avec acharnement en enchainant les « leçons » pour grimper ou pour échapper à une rétrogradation…

Des principes à appliquer en classe ?

J’ai vraiment considéré l’idée que les mêmes principes appliqués à des apprentissages scolaires pourraient fournir des résultats époustouflants. Et puis non. Mais si ça fonctionne ? J’y vois deux objections principales : éthiques et pragmatiques.

Une objection éthique : passe encore que moi, adulte responsable, je choisisse délibérément de me soumettre à ce type d’apprentissage par interaction avec une IA, consciente des procédés de manipulation à l’œuvre et capable d’en jauger le bénéfice par rapport aux inconvénients. Mais remplir (sans limite de domaines d’application) le temps des élèves avec ce genre d’activité addictive, qui repose sur une accoutumance à la récompense extérieure ? Moi je choisis, mais les élèves subissent déjà bien assez comme ça.

Des objections pragmatiques : ça ne fonctionne pas si bien que ça. D’abord, une précision : je ne découvre pas l’allemand, je l’ai étudié pendant sept ans au collège et au lycée. Certes, ça fait (très) longtemps, et je ne l’ai pas entretenu depuis. Finalement les langues, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Disons que Duolingo m’a remis en mémoire beaucoup de choses, mais, surtout, cette impression de facilité qui m’a encouragée à progresser et à être assidue vient surtout de la familiarité antérieure avec la langue. Il faudrait que je compare avec une langue vraiment inconnue pour vérifier si ça fonctionne aussi bien.

Objection didactique

Autre objection, d’ordre didactique : la nécessité d’explicitation grammaticale se fait rapidement sentir. Par exemple, quand on commence à se frotter aux spécificités de la langue, aux déclinaisons, aux phrases complexes, la méthode « naturelle » ne suffit plus. Même un enfant qui pratique sa langue maternelle a besoin d’apprendre la grammaire pour fixer les usages corrects et s’adapter à tous les contextes de discours. La progression par essai et erreur finit par devenir agaçante quand on accumule des erreurs qu’une leçon explicite aurait permis d’éviter. C’est aussi, d’ailleurs, un procédé qui vise à faire acheter la version payante : cinq « vies », ça se perd vite !

Par ailleurs, même si chaque palier d’apprentissage est supposé avoir un thème général, les exercices proposés par l’application manquent cruellement de contexte. Générées par IA, les phrases qu’il faut répéter, comprendre ou construire n’ont parfois aucun sens logique, ni aucun contexte d’utilisation plausible. Pire, elles sont parfois même fautives en français, donc probablement aussi dans la langue-cible. « La vache boit du lait » et autres « nous aimons la ligue fédérale » ne vont pas m’aider à discuter avec une vraie personne !

Si j’avais été plus consciencieuse, j’aurais suivi mon besoin de me constituer une banque personnelle de vocabulaire au fil des leçons, en regroupant les mots et tournures de phrases par thèmes logiques et utiles. Bref, j’aurais reconstitué une méthode de langue plus scolaire, dans laquelle chaque leçon se rattache à un thème de la vie quotidienne, réaliste et réutilisable, qui aide à fixer les apprentissages.

Cette impression lassante de parler dans le vide a eu raison de ma persévérance. J’ai renoncé sans atteindre les 500 jours avec la frustration de stagner dans un apprentissage vraiment utile de la langue. Je vais plutôt chercher des films et séries en allemand !

Alexandra Rayzal
Enseignante d’histoire-géographie en collège à Paris

À lire également sur notre site

Le numérique, support de l’anglais à l’école, par Romance Cornet

Écrire en classe de langue étrangère, par Maria-Alice Médioni

Les langues étrangères pour quoi faire ? Avant-propos de notre dossier « Enseigner les langues aujourd’hui » par Soizic Guérin-Cauet et Hélène Eveleigh


Sur notre librairie

Couverture du numéro 534, Enseigner les langues aujourd'hui