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Les groupes de niveau, une vieille histoire

Loin d’être une idée neuve, les groupes de niveau au collège, c’est de l’histoire ancienne ! Faisons un petit peu d’histoire, donc, pour mieux mettre en évidence les risques du projet d’aujourd’hui, dont les conséquences se dévoilent ces jours-ci dans les DHG (dotations horaires globales) des collèges, et alors qu’une pétition alerte sur ces dangers.

Chaque ministre, ou presque, parait avoir inventé la Lune. Hier, Jean-Michel Blanquer présentait comme une nouveauté des dispositifs comme « devoirs faits » qui existaient déjà sous d’autres dénominations (plus heureuses d’ailleurs). Aujourd’hui, ce sont les « groupes de niveau ». Or, cela fait longtemps qu’existent, chez ceux qui s’intéressent à l’éducation, les discussions autour de l’organisation des regroupements d’élèves, notamment au collège.

Les Cahiers pédagogiques, en juin 1974, à la veille de la « réforme Haby », proposaient un dossier entier (n° 125) à ce thème des groupes de niveau et rendait compte des premiers bilans d’une expérimentation longue menée sous l’égide de l’Institut national de recherche pédagogique (INRDP) ancêtre de l’IFE.

Les groupes de niveau avaient été mis en place dans plusieurs collèges depuis 1967, avec l’objectif déclaré « de parvenir à l’individualisation de l’enseignement dans un système nécessairement collectif, en vue d’éviter les redoublements et les évictions ». L’article qui présente le protocole de cette expérimentation insiste sur la nécessaire concertation entre enseignants, décomptée dans leur service, car les enseignants concernés doivent « se considérer comme collectivement responsables de l’ensemble des élèves du niveau et non pas, sélectivement, des élèves d’un seul groupe ».

Un fonctionnement assez lourd, mais limité aux 6e et 5e, pas facilement transférable à l’ensemble des établissements. Il faut préciser que cette nouvelle organisation ne constituait pas une alternative à des classes hétérogènes existantes, mais à des filières qui dominaient l’organisation du collège alors.

Des groupes différenciés

On peut lire dans ce numéro une interview de Jean-Pierre Astolfi, alors professeur de SVT au collège de Marly, participant pleinement à l’expérience. Il déclare notamment, commentant une brochure ministérielle reprenant les premières conclusions de l’expérimentation : « les groupes de niveau n’existent que pour une partie de l’horaire des disciplines concernées » et « le système est éminemment souple, mobile, variable d’une discipline à une autre. […] C’est pourquoi nous préférons le terme de groupes différenciés dont le groupe de niveau n’est qu’un cas de figure. »

Il ajoute qu’il faut surtout pouvoir « aborder différemment les mêmes questions, les mêmes notions en s’adaptant à des élèves différents ». Il regrette que le ministère (dirigé par Joseph Fontanet) ne fasse pas allusion à la constitution d’équipes de professeurs, indispensable pour se mettre d’accord sur la progression de chaque groupe. Il conclut : « le passage est subtil – mais facile – entre un système permettant une meilleure individualisation de l’enseignement, une meilleure adaptation aux besoins et modes de pensée de chacun… et un autre qui consiste à conserver, sinon aggraver, la ségrégation scolaire actuelle. »

Une analyse des effets de l’expérimentation par Louis Legrand, à l’occasion de son fameux rapport dont nous parlons plus loin, reprise dans La Revue française de Pédagogie (n° 66 de 1984), note que si ceux-ci ont pu être bénéfiques (mais on connait le biais selon lequel quand on innove de façon volontaire, ça donne souvent de meilleurs résultats quelle que soit l’innovation, selon ce qu’on appelle « l’effet Hawtorne »), cela a surtout concerné les plus « forts » et les écarts se sont creusés. Dans un contexte où les contenus sont restés les mêmes et où le modèle rêvé du « petit lycée » (théoriquement pour tous) a continué à régner avec la réforme Haby.

La composante d’une réforme de fond

En 1982, Louis Legrand, chercheur et ancien responsable des recherches pédagogiques au sein de l’INRP, est chargé de rédiger un rapport proposant des réformes « pour un collège démocratique », après avoir consulté les acteurs au sein de commissions auxquelles les Cahiers pédagogiques ont participé. L’organisation nouvelle proposée comprenait bien la mise en place de groupes de niveau en 6e et 5e dans trois matières (dont les langues vivantes en plus du français et des mathématiques), mais avec plusieurs points accompagnant ce dispositif, dans un tout cohérent et articulé :

  • Le service des enseignants serait transformé, moins d’heures de cours, intégration d’heures de concertation, avec une équivalence de deux heures pour une devant élèves.
  • Le travail d’équipe serait incontournable, les groupes étant répartis et remixés par l’équipe dans son entier.
  • Pour davantage « personnaliser » l’enseignement, un tutorat systématique de chaque élève par un professeur serait institutionnalisé, mais là encore avec une intégration de ce temps dans le service.
  • Tout cela devait se faire dans la souplesse, et de façon volontaire. Louis Legrand mettait en avant « une fois les principes affirmés, une possibilité d’essais diversifiés à l’initiative de principaux et des équipes pédagogiques ».

La réforme, on le sait, a vu une levée de boucliers qu’on a retrouvée bien des années plus tard lors de celle de Najat Vallaud-Belkacem. L’objet de cet article n’est pas d’analyser le pourquoi de ces échecs et le côté rocher de Sisyphe de ces diverses tentatives.

On a reproché à la tentative de 1982 de n’avoir pas suffisamment travaillé la question des contenus et de l’évaluation. En 2016, la présence du socle commun et une incitation à évaluer par compétences n’ont pas pour autant permis une consolidation des velléités de transformation du collège, ce qui a permis leur détricotage par le ministre Blanquer, et désormais une remise en cause annoncée encore plus radicale.

Aide et différenciation

Pourtant, la question de la différenciation et de l’aide à apporter aux élèves en difficulté avait été posée et avait abouti à la création de l’accompagnement personnalisé1, abandonné peu à peu sous sa forme initiale sans aucune évaluation. C’est de toute façon une spécialité dans notre institution que de créer des dispositifs et de les abandonner très vite lors d’un changement de ministre, que l’on pense aux EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), qui commençaient à « prendre » contrairement à ce qu’une vulgate a prétendu.

La question de groupes de niveau, mais plutôt mobiles et temporaires, a donc déjà été posée et débattue. Redisons qu’elle se présentait au départ comme une composante d’une pédagogie différenciée devant permettre de gérer l’hétérogénéité et mettre fin aux classes de niveau et, encore une fois, que le corolaire du travail en équipe était indispensable.

Une souplesse laissée aux équipes aurait pu permettre de ne pas mettre tout l’horaire des matières concernées en groupements différenciés et d’adopter des positions originales. Ce n’est malheureusement pas vers cela que l’on s’oriente2, avec en plus l’extension à toutes les classes du collège, alors que les regroupements auraient dû au contraire constituer une transition vers la classe totalement hétérogène dans toutes les matières.

Jean-Michel Zakhartchouk
Professeur honoraire de lettres en collège

Le 22 octobre 1983, Louis Legrand, alors professeur en sciences de l’éducation et auteur en 1982 d’un rapport au ministre de l’Éducation nationale, Pour un collège démocratique, a participé à une discussion avec le Comité de rédaction des Cahiers pédagogiques. Extrait.
Jean-Michel Zakhartchouck : Beaucoup se sont jetés sur l’idée de groupes de niveaux pour réintroduire les filières.
Louis Legrand : C’est une erreur profonde. On risque, dans les groupes faibles, de dégouter les élèves en les gavant, au non de soi-disant retours aux apprentissages de base. Or, à l’origine, ces groupes, c’étaient les classes qui avaient les maitres de transition, en rupture avec la pédagogie traditionnelle.
Dominique Guy : Le terme est peut-être mauvais. Il vaut mieux parler de groupes à pédagogie différenciée.
Louis Legrand : Mais même ce terme peut être dangereux. On peut raisonner ainsi : pour les « forts », un haut niveau taxonomique3, pour les « faibles », la simple reproduction de mécanismes. Ou encore, le « programme » pour les premiers, des « jeux » pour les seconds. Alors qu’il est nécessaire de conserver une pédagogie d’éveil avec tous les groupes et éviter le retour de la tradition !
Dominique Guy : En fait, il s’agit de poser le type de difficultés que rencontre l’élève, par rapport à un apprentissage précis. En EPS, on peut être faible en saut en hauteur à cause de la technique défaillante ou à cause des difficultés à se concentrer.
Jacques Carbonnel : Si je constate une maladresse dans les tirs au panier en basket, je dois avant tout analyser la tâche : il y a par exemple l’importance du regard. Pour améliorer les tirs, je vais peut-être faire travailler d’autres exercices, autour du regard, de l’attention. Pas forcément faire répéter des tirs.
Extrait d’un compte-rendu paru dans le n°223-224 des Cahiers pédagogiques, « CM2-6e – De l’école au collège », avril-mai 1984.

À lire également sur notre site :

Alerte sur les groupes de niveau,  par Gwenael Le Guével

À qui profitent les classes de niveau ?, par Marie Duru-Bellat

L’élitisme a-t-il été abandonné à l’école ?, par François Dubet


Sur notre librairie :


 

Notes
  1. Voir dans notre revue https://www.cahiers-pedagogiques.com/neuf-pistes-pour-l-accompagnement-personnalise/, ou https://www.cahiers-pedagogiques.com/les-sept-familles-de-l-accompagnement-personnalise-au-college/.
  2. Il est à noter que le ministère prétend s’inspirer d’expériences étrangères positives, telle que celle de l’Irlande. Or, dans ce pays, les groupes s’inscrivent dans une conception globale bien éloignée de celle qui prévaut à nouveau, lorsque par exemple, on raille dans des textes officiels les compétences. Voir cet article : « L’Irlande, un exemple à suivre ? », par Cathal De Paor, Cahiers pédagogiques, 28 aout 2022.
  3. Louis Legrand fait ici référence à la hiérarchisation des familles d’objectifs telle qu’elle apparait, par exemple, dans la taxonomie de B. S. Bloom et de ses collaborateurs.