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La fin du socle commun ?

En 2007, dans un article pour le numéro électronique des Cahiers Pédagogiques sur le « socle commun », je posais la question «Echapperons-nous à la corruption d’une belle idée ? ». Au vu du texte publié le 8 juin par le Conseil Supérieur des Programmes (« Projet de socle commun de connaissances, de compétence et de culture »), il me semble qu’il faut répondre par la négative, et, si l’on est de gauche, se désoler de ce que ce soit la gauche qui en soit responsable.

La corruption s’est faite en deux temps : D’abord, la loi de 2013 a ajouté à « socle de compétences, de connaissances » le terme « de culture». Personne n’a protesté : il est difficile d’avoir l’air de ne pas se soucier de culture dans un pays qui en fait un élément de distinction aussi fort. En outre, l’article de la loi qui définissait le socle restait en apparence dans la logique antérieure, celle de garantir à tous les élèves un ensemble de connaissances et de compétences jugées indispensables à leur insertion dans la société actuelle : « Le socle doit permettre la poursuite d’études, la construction d’un avenir personnel et professionnel et préparer à l’exercice de la citoyenneté ». On n’a pas été assez attentif à ce que, ainsi défini, le socle s’éloignait du « socle des indispensables » proposé par la commission Thélot de 2004. En effet, cette formulation pouvait s’entendre comme la définition d’un seuil minimum mais aussi comme celle d’une plage fort large de compétences et de connaissances permettant la poursuite d’études plus ou moins brillantes, un avenir professionnel plus ou moins prestigieux, un exercice plus ou moins influent de la citoyenneté. D’ailleurs, le rapport annexé à la loi définissait le socle comme « le principe organisateur de l’enseignement obligatoire dont l’acquisition doit être garantie à tous», une formule dont l’étrangeté (on ne peut acquérir un principe) aurait dû alerter. Pourtant, j’avoue avoir pensé, en lisant qu’on affichait pour lui une si grande ambition, que le socle était sauvé. C’était le contraire, parce qu’un minimum garanti à tous ne peut être le principe organisateur d’un enseignement. Il fallait lire en réalité, non pas «amener y compris les élèves les plus faibles à la maitrise du socle commun est le principal objectif de l’enseignement obligatoire », ce qui d’ailleurs aurait pu se discuter, mais « le socle n’est plus un minimum garanti à tous, c’est un ensemble de compétences, de connaissances (et de culture, pardon, ne jamais oublier la culture) que l’enseignement obligatoire doit s’efforcer de faire acquérir à tous (et tant pis si, pour certains, il n’y arrive pas) ».

Le deuxième temps de la corruption (ou de l’exécution) est le texte du 8 juin 2014 du Conseil Supérieur des Programmes, auquel on ne peut certainement pas reprocher, si ma lecture de la loi est correcte, d’être infidèle à cette dernière.
On s’éloigne de l’esprit du socle…
Ce texte s’éloigne de plusieurs façons de ce qu’on attendrait de la définition d’un socle qu’aucun élève ne devrait pas maîtriser.
D’abord, on note que la culture (six occurrences dans le texte) prend le pas sur les « compétences et connaissances indispensables (à quoi, DM ?) », qui sont seulement son «fondement ». C’est seulement par le truchement de la culture que connaissances et compétences permettent aux élèves de « s’épanouir, de développer leur sociabilité » etc. (p1). Bref, l’école ne donne pas des ressources, elle forme les gouts et les dispositions.
Ensuite, ce qui est proposé comme « objectifs de compétences et de connaissances du socle commun » est parfois trop exigeant. Je dois avouer n’être que partiellement en mesure de « remarquer des similarités et des différences d’organisation entre le français et les langues étrangères » que je connais un peu ; je ne suis pas sûr de m’être véritablement « approprié le code linguistique (phonétique, lexique, syntaxe (sic)) »  de ces langues (domaine 2) ; bien que je sois un chercheur en sciences sociales et que j’aie quelque peu travaillé sur les inégalités, je suis bien loin d’avoir « appréhendé les causes et les conséquences des inégalités» (domaine 5) ; bien que je me flatte d’être un amateur à peu près éclairé de quelques arts, mes « capacités de m’exprimer et de communiquer par l’art » sont plus que réduites, sans parler de ma capacité à « inscrire mes productions personnelles dans une tension dynamique entre les œuvres du passé et la création contemporaine ». Il faut noter, cependant, qu’on pouvait adresser le même reproche de trop grande exigence au décret de 2006.
Le plus souvent, cependant, l’énoncé est bien trop général pour indiquer un niveau d’exigence particulier : «employer un vocabulaire juste et précis », « développer une expression orale claire et organisée » par exemple, est plus ou moins difficile selon la difficulté ou la familiarité du message que l’on veut délivrer. «Savoir identifier un problème » est plus ou moins difficile selon la complexité du problème. « Prendre en charge personnellement et exploiter ses facultés intellectuelles et physiques » est une compétence que l’on peut comprendre d’une façon telle que presque tous ou seuls les meilleurs la possèdent.
Le texte revendique d’ailleurs, et s’appuie sur la loi de 2013 pour cela, de s’en tenir à des « principes généraux », mais, pour les partisans d’un socle que tous doivent maîtriser, le socle doit bel et bien être une liste de compétences et de connaissances, et non quelque chose, qu’il est bien difficile d’ailleurs de considérer comme des «principes» si l’on veut «employer un vocabulaire juste et précis », mais qui rassemble, à côté de quelques compétences et fort peu de connaissances, des attitudes (« la bienveillance»), des gouts (« l’élève a pris goût à l’écriture », «  développé de l’intérêt pour la presse écrite»), des prises de conscience ( « de l’’intérêt du langage symbolique »), des valeurs (« le respect d’autrui », « le refus des discriminations»), des conduites (« il exerce les règles de civilité »), des capacités (« de se projeter dans le temps»), etc. On peut donc craindre que les « programmes détaillés » annoncés ne règlent la question.

En quoi cela pose problème

Est-il grave d’enterrer l’idée d’un socle que tous doivent maîtriser ? Ce socle, comme plus généralement le souci d’élever le niveau des plus faibles, est légitimé par l’idée qu’une société doit à tous ses enfants de ne pas être handicapés par le degré de complexité qu’elle a atteint. Empiriquement, elle pourrait être étayée par une recherche qui mettrait en regard les compétences d’un échantillon d’individus de trente ans avec leur situation personnelle et sociale. Cependant, si le souci d’améliorer le niveau des élèves les plus faibles emprunte d’autres voies, un abandon du socle peut ne pas être très grave. Après tout, le Québec n’a pas de « socle commun » (voir « vu du Québec » dans le numéro 515 des Cahiers pédagogiques) et ses élèves faibles ont un score PISA 2012 (le premier décile de la distribution) nettement supérieur à la moyenne de ces élèves dans l’OCDE et davantage encore à leur moyenne en France, laquelle est inférieure de 10 points en maths et de 14 points pour la compréhension de l’écrit à la moyenne de l’OCDE. On peut craindre cependant que ce soit grave en France, où l’on a beaucoup de peine à enseigner d’une façon efficace pour les élèves les plus faibles. Le socle version 2006, malgré les limites de son implantation, s’est accompagné d’une légère progression (non significative) du premier décile du score PISA de 2006 à 2012, du moins en compréhension de l’écrit (+12) et en sciences (+7), sans doute simplement parce que le socle incitait les enseignants à se préoccuper davantage des élèves les plus faibles, alors qu’il faut évidemment craindre qu’un abandon du socle envoie un message inverse.

Ce texte soulève une autre question : puisqu’il propose non plus un « standard» – ce que les élèves doivent réellement maitriser – mais une direction, via la définition d’un idéal qu’il convient de viser et d’ailleurs aussi certaines indications sur la façon de s’en approcher, bref quelque chose qui s’approche de la notion de curriculum- que faut-il en penser à cette aune-là ?


Malgré tout des aspects positifs

A première lecture, bien sûr, on se dit qu’une société formée des individus décrits par ce texte serait une société meilleure que la société actuelle. On peut en outre trouver positifs certains aspects du texte. Le plus important d’entre eux est sans doute qu’il cesse, enfin, d’opposer connaissances et compétences en définissant les secondes comme la capacité d’utiliser les premières devant une tâche complexe (p2). Comme cela s’est passé au Québec, on s’aperçoit que l’acquisition des compétences ne s’oppose pas à l’enseignement disciplinaire mais l’oriente vers l’acquisition des notions fondamentales des disciplines essentielles et vers la capacité de les utiliser dans des situations réelles. Par ailleurs, on ne peut qu’approuver que «les méthodes et outils pour apprendre »  deviennent un domaine de formation à part entière (p2), qu’approuver le fait de « centrer les activités sur de véritables enjeux intellectuels, riches de sens et de progrès » (p2), le souci d’évaluer les progressions des élèves (p4). En cohérence avec son usage de la notion de compétence, le texte prend parti pour des formules souvent vilipendées comme la pédagogie par projets (p9, p13) ou les formes pédagogiques mobilisant les connaissances disciplinaires pour la solution de problèmes complexes. Il est sans doute bon aussi que le texte rappelle que le développement de la curiosité, la démarche expérimentale, l’apprentissage par essais et erreurs (p14), le travail en équipe sont à encourager.


Mais globalement, un texte à revoir complètement

Pourtant, ce texte me parait engager l’école dans une direction inopportune. Si l’on m’accorde que l’école française doit échapper au modèle durkheimien et à la troisième république pour proposer une vision plus positive de l’école, des élèves et du monde, une école qui aime le monde comme me semble être l’école québécoise, une école où les élèves se sentent chez eux (47% des élèves français se disent dans ce cas, c’est le pourcentage le plus bas dans les pays de l’OCDE), on reconnaitra qu’avec ce texte, on est loin du compte. On y voit bien les dangers que doit conjurer l’école (l’obscurantisme, l’intolérance,…), et comment elle entend les conjurer (jugement et esprit critique (six occurrences), valeurs (quatre occurrences)…). On voit beaucoup moins les chances qu’elle devrait permettre de saisir. On peut s’inquiéter aussi que cette école privilégie autant la capacité de juger, d’argumenter, de « confronter des idées » sur la capacité d’agir, mentionnée deux fois seulement dont une fois en toute fin de la liste (p2) de ses « contenus et démarches », liste qui évoque d’abord le jugement, l’esprit critique, les valeurs, seulement ensuite le développement de la personne, et in fine seulement les capacités d’imagination et d’action. Cette marginalisation de l’action est regrettable parce qu’elle marginalise l’école, mais aussi parce qu’il n’est pas sûr que des individus dotés d’esprit critique et dépourvus de capacité d’action soient de si bons citoyens que cela. Il n’est pas sûr, plus généralement, qu’un bon citoyen soit aujourd’hui quelqu’un qui serait seulement capable d’argumenter sur l’agora. Les capacités d’innovation, d’initiative, de coopération, d’empathie, de solidarité, de confiance (toutes choses mentionnées, si j’ai bien lu, une seule fois chacune dans le texte) sont aujourd’hui importantes pour la citoyenneté et se développent dans l’action. En conclusion : il faut souhaiter que le ministère dise clairement s’il abandonne ou non le socle des indispensables et que le débat s’approfondisse au sein du CSP sur les directions dans lesquelles engager l’école.

Denis Meuret
Professeur émérite en sciences de l’éducation, université de Bourgogne, IREDU

Le communiqué du groupe « Socle commun, promesse démocratique » après la publication du texte du 8 juin par le conseil supérieur des programmes