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Jean-Louis Etienne : « Il faut encourager les jeunes »

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jean-louis-etienne-300.jpgJean-Louis Étienne a vécu plus d’aventures qu’on peut en imaginer et se fait l’ambassadeur de la planète dans les conférences qu’il donne, souvent face à des enfants ou des jeunes, entre deux expéditions. Voici ce que cet explorateur nous a dit des jeunes et du réchauffement climatique.

Vous avez eu un parcours scolaire atypique.

J’habitais un village dans le Tarn. Dans mon école primaire, il n’y avait que douze élèves, et trois classes dans la même salle. J’étais plutôt bon élève, mais l’échantillonnage était assez limité. Quand j’ai eu 9 ans, on est partis en ville, avec des classes de trente, trente-cinq élèves. Je n’aimais pas la vie en ville, je me suis désinvesti de l’intérêt scolaire. Pour le certificat d’études, j’étais un peu plus intéressé, avec un enseignant qui ne donnait pas le choix et nous faisait apprendre à la baguette. Je ne dis pas que c’était la meilleure méthode, mais c’était efficace.

J’ai passé un concours pour entrer dans un collège technique à Mazamet. Je voulais faire menuisier, il n’y avait pas de place en menuiserie, on m’a mis en tourneur-fraiseur. Quarante heures de cours par semaine, dont seize d’atelier, avec un gros bloc de métal, trois limes et il fallait faire des faces planes, d’équerre, etc. Ça me plaisait, et ça a relancé mon intérêt pour le parcours scolaire. J’ai été orienté vers un bac technique après le CAP (certificat d’aptitude professionnelle). Et avec le bac, tout s’ouvrait. Je ne l’avais pas imaginé. Ingénieur, architecte, etc., tout était possible. J’ai choisi de faire médecine.

Très vite, à l’hôpital, j’ai demandé à venir voir comment se passaient les opérations en chirurgie. J’y étais tous les matins. La première fois qu’on m’a fait participer, j’ai ressenti un coup de foudre colossal. De nouveau l’attrait pour le geste manuel. Et puis c’était intense, technique en même temps, et en équipe.

J’ai passé le concours d’internat avec cette passion pour l’orthopédie, mais ce vieux truc est revenu, l’envie de faire des expéditions. Je suis né à la campagne, je vivais dehors, j’aimais camper, partir sac au dos, etc. Je lisais Roger Frison-Roche, je suivais son parcours sur le mont Blanc. J’ai même fait, à 14 ans, une liste de matériel pour aller camper dans les Pyrénées en hiver. Je me suis dit qu’il était temps de faire des expéditions et j’ai arrêté la chirurgie en pensant que c’était temporaire.

J’ai été médecin d’expédition pendant douze ans et à 38 ans, je me suis dit : « Maintenant je vais faire ma première expédition personnelle. » Ça a été le voyage au pôle Nord en solitaire. C’était quelque chose que je pouvais faire, ce n’était pas technique, il fallait juste tirer un traineau. Et j’avais l’expérience du gros froid, de la glace. Arrivé au Pôle (après plusieurs tentatives), je me suis dit « ça, ça va être ma vie ». Et j’ai abandonné la médecine.

Un parcours comme le vôtre serait-il encore possible aujourd’hui ?

Je dis oui. En tout cas, c’est souhaitable que ce soit possible. La volonté, le désir, c’est toujours un moteur. Il faut encourager les jeunes. Je dis aux enfants qu’ils doivent être ambitieux, qu’il ne faut pas se limiter à ce qu’on connait. Si on a une idée, une révélation de quelque chose qui vous plait, c’est précieux, comme une rencontre amoureuse, il faut suivre ce chemin. Il faut y consacrer du temps, du travail, de la persévérance, ne pas croire que ça va être facile.

Aux États-Unis, on encourage beaucoup plus les enfants. J’ai des enfants, dont un est Asperger léger. Il s’est fait dézinguer à l’école en France. Ils ont passé deux ans dans une école franco-américaine à San Diego, où ils ont connu une relation différente entre enseignants et élèves. En France, on a le sentiment que l’autorité du professeur, c’est forcément de la sévérité. C’est dommage.

Moi, j’ai rejoint mes rêves d’enfance d’expéditions par des chemins détournés. Il faut trouver un métier, et avec son métier, on peut être explorateur. On a besoin de plombiers partout. À la base antarctique Dumont-d’Urville, il y a tous les corps de métier.

Je suis un adepte de la formation professionnelle. Un enfant en 3e a une énergie colossale, il faut le mettre sur quelque chose qui lui plait, sinon c’est du gâchis, parce qu’à cet âge, on se décourage. Il ne faut pas tuer le talent, l’ambition. La formation professionnelle est une voie de réussite, on trouve du boulot partout et on est bien payé. Ce n’est pas une voie de sauvetage, mais une voie d’émancipation. Il faut convaincre les parents et faire toucher le manuel aux enfants très tôt.

Dans vos conférences, que dites-vous aux jeunes sur le défi climatique ?

J’ai assez tôt eu envie de communiquer avec les jeunes. J’ai fait mes premières conférences juste après ma course autour du monde, en 1978-1979. J’essaye de faire une intervention en établissement par mois, mais je n’arrive pas à tout faire. Je suis invité par des établissements parce qu’eux-mêmes mènent des projets, qu’ils veulent clore par une conférence. Le public ne le voit pas, c’est une irrigation sous-cutanée.

Il y a chez moi une tentation pédagogique très ancienne. J’aime expliquer. Pour moi, la pédagogie, c’est trouver quelques mots pour les glisser dans un cerveau encombré, qui n’a pas envie d’entendre ça à priori. Il ne faut pas montrer qu’on sait, mais trouver des images justes qui trouvent leur place dans le cerveau, que les auditeurs s’approprient. Je poursuis cet effort pédagogique dans tous les livres que j’écris, pour réveiller l’envie, nourrir le désir d’apprendre.

On a perdu du temps sur les questions climatiques en en faisant un sujet de discussion populaire. La température moyenne sur la Terre s’est élevée d’un degré en un siècle. C’est considérable, mais ce n’est pas perceptible. S’il fait froid au mois de juin, on part sur des discussions qui n’ont rien à voir. Pourtant, le réchauffement est la cause aujourd’hui des désordres climatiques qui commencent à arriver, c’est bien la cause qu’il faut soigner. Récemment, j’ai pris l’exemple de la température du corps. C’est quelque chose qu’on a en commun avec tous les hommes, d’où qu’ils viennent, on est à 37 °C. La Terre a pris un degré, c’est comme si on était à 38 °C : on est déjà malade.

J’explique aussi que l’atmosphère est toute petite. Depuis le centre de la Terre à la surface terrestre, il y a 6 500 kilomètres. Et l’atmosphère ne fait que dix kilomètres. On ne peut pas y envoyer impunément nos déchets. Le CO2 de nos voitures ne sera recyclé naturellement que dans 100 ans. Nous ne savons pas le recycler. Ça va nous retomber sur la gueule bientôt. Je leur dis : « Prenez le vélo, marchez, venez à deux ou trois par voiture ! » Je suis allé plusieurs fois sur la mer de Glace : le réchauffement climatique, on le voit. La gare de Montenvers à Chamonix a été bâtie à la hauteur de la mer de Glace. Aujourd’hui, elle est 150 mètres plus bas et tous les deux ans, on ajoute une échelle pour descendre.

Il faut marier toutes les disciplines, pour faire rêver, et utiliser des faits de la vie courante pour informer. Ce combat irrigue toute l’existence : dans le choix de ce que l’on mange, dans le fait de ne pas ouvrir les fenêtres si on a chaud, mais plutôt baisser le chauffage.

Le choix de mots percutants, simples, fait que la personne t’accorde deux minutes d’écoute. Là c’est gagné. On appelle ça « the elevator talk ».

Constatez-vous une évolution dans la prise de conscience environnementale chez les jeunes ?

Oui. Mais ils ont des questions inquiètes, et ça n’est pas eux qui les inventent. Ça me contrarie. Je n’aime pas qu’on fasse porter nos inquiétudes aux enfants.

Je suis le parrain d’une promotion d’ingénieurs de l’INSA (Institut national des sciences appliquées). Ils sont imprégnés de ces questions-là, ils ont acquis cette sensibilité et à chaque décision, ils ne prendront pas les mauvaises. Ils sont de plus en plus nombreux comme cela. La préoccupation est là, il faut leur montrer qu’il y a un chemin. Je ne supporte pas l’idée qu’après une conférence, les gens sortent encore plus inquiets ou se disent qu’il n’y a plus rien à faire. Il faut que ce soit, à l’inverse, comme quand on sort d’un bon film : on a la pêche, on a envie de faire quelque chose de sa vie. Je suis un persévérant optimiste.

Propos recueillis par Cécile Blanchard et Jean-Michel Zakhartchouk

article publié dans notre n°550, Former l’esprit critique, , coordonné par Aurélie Guillaume LeGuével et Jean-Michel Zakhartchouk, janvier 2019.

La formation à l’esprit critique, c’est bon pour tous les âges et toutes les disciplines : le dossier en propose de nombreux exemples concrets. Mais il ne s’agit pas d’amener à tout relativiser, plutôt de défendre un effort de rationalité et d’intelligibilité.

https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/744-former-l-esprit-critique.html


Jean-Louis Étienne vient de publier L’enfant qui marche, aux éditions Plume de carotte, avec Florence Thinard et Marc N’Guessan (2018).