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Et si on était encore plus explicite ?

L’explicitation en pédagogie ne date pas d’hier : c’est une histoire ancienne, sans cesse réactualisée depuis Aristote. La version nord-américaine de l’enseignement explicite est simplement celle qui fait parler d’elle en ce moment — jusqu’à la prochaine, sans doute. Dans cette version de l’explicitation, on peut repérer quatre piliers : des explications collectives structurées, un guidage progressif avec exercices et corrections systématiques, un enseignant garant du savoir et de son organisation, et une interaction entre élèves limitée dans les phases d’apprentissage initiales pour éviter les écarts à la norme.
Ces principes, bien établis dans les établissements depuis plusieurs siècles, rappellent ceux de l’enseignement simultané des frères des écoles chrétiennes, dont nous avons largement hérité. Loin d’incarner une rupture, l’enseignement explicite dans sa version contemporaine prolonge une tradition pédagogique déjà solidement installée — avec parfois un nouveau vocabulaire, mais peu de changements structurels.
L’adjectif traditionnel désigne, en pédagogie, un ensemble de pratiques centrées sur la transmission magistrale, la répétition d’un modèle donné et la reproduction fidèle des savoirs transmis. Ce que cette pédagogie explicite actualise, elle ne l’invente donc pas. Elle s’inscrit dans une longue continuité historique1. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreux travaux ont décrit ce modèle comme celui de la forme scolaire dominante. Mes recherches s’inscrivent dans cette lignée. Dans ma thèse, j’ai étudié, à travers les traces écrites scolaires, la manière dont l’école mobilise les élèves, de la maternelle à la fin du collège. L’analyse de plus de mille traces révèle la constance de cette organisation, présente dans toutes les classes, quels que soient les niveaux ou les disciplines. On peut la résumer ainsi : un enseignant transmet un savoir déjà structuré et guide les élèves dans trois grands types d’activités — la réception d’informations sous forme de leçon, des exercices visant la mémorisation, et la vérification de la conformité des productions.
De ce point de vue, l’enseignement explicite présenté par Steve Bissonnette et Clermont Gauthier, fondé sur les travaux de Barak Rosenshine, s’inscrit clairement dans cette logique applicationniste. Il ne recouvre cependant pas toute la richesse de ses potentialités. De nombreux enseignants en élargissent les usages, en développant par exemple chez les élèves un esprit critique vis-à-vis des modèles transmis, en les aidant à élaborer des stratégies autonomes pour repérer leurs erreurs, ou en déléguant la responsabilité de la transmission à des tuteurs. Ils rappellent, à juste titre, la nécessité de varier les rapports aux savoirs pour entretenir la mobilisation des élèves.
Pour que les élèves restent mobilisés, il est indispensable de varier les approches, et donc de ne surtout pas se cantonner à cette logique d’imprégnation centrée sur un modèle à reproduire. Mobiliser pleinement un élève, c’est aussi lui permettre de tâtonner sans modèle (boucle de familiarisation), de transformer une pratique existante en fonction des contextes (boucle d’intégration), ou encore d’inventer de nouveaux agencements (boucle de création)2.
Je dirais donc que c’est là la principale limite d’un enseignement explicite conçu comme méthode dominante ou exclusive : il réduit les chemins possibles de mobilisation, et avec eux, les conditions d’épanouissement à l’école pour les enseignants comme pour les élèves. Et ce faisant, il appauvrit aussi les formes d’explicitation. Car expliciter ne signifie pas seulement expliquer un modèle déjà donné ; cela peut consister à mettre en mots ses essais, ses écarts, ses découvertes — bref, à rendre compte d’un cheminement singulier, pas seulement d’un savoir institué.
On peut constater que la méthode en question occupe le terrain médiatique. Or, nous sommes tous en proie à ce que Zajonc a nommé l’effet de simple exposition : plus un individu est exposé à un stimulus (mot, son, visage, idée, etc.), plus il a tendance à l’apprécier ou à le juger positivement. C’est d’ailleurs le principe même de tout conditionnement : une répétition systématique du lien entre stimulus et réponse jusqu’à ce que l’automatisme amène à ne plus se poser de questions.
L’automatisation a des vertus : elle permet de libérer des ressources attentionnelles, d’augmenter la fluidité et la rapidité de l’action, et de stabiliser la performance dans des tâches routinières ou répétitives. Mais cette automatisation a aussi ses limites. Soyons explicites jusqu’au bout : elle peut réduire la vigilance, rigidifier l’action, rendre difficile l’adaptation à des situations nouvelles, inhiber l’apprentissage de conduites alternatives, et provoquer des erreurs en cas de changements imperceptibles dans l’environnement3.
Alors, est-ce que ça marche ? Oui, mais à quel prix, et pour quels effets ? Si l’on parle d’efficacité, il faut aussi en mesurer les limites. On peut aller un peu plus loin, d’ailleurs, en interrogeant les angles morts et les dérives possibles si cet enseignement explicite-là est présenté et appliqué de manière rigide et uniformisante. Son efficacité immédiate, souvent mise en avant, ne doit pas masquer les risques qu’il comporte, notamment sur le plan éducatif. Cela invite à une dernière question, rarement posée : peut-on vraiment « mesurer » une éducation ?
Oui, au-delà de ce que je viens d’exprimer, il y a selon moi certaines zones d’ombres qui devraient être interrogées par chacun d’entre nous :
1. Le coût caché du guidage
L’enseignement explicite repose sur une structure stable et répétitive, destinée à garantir une progression linéaire et maitrisée des apprentissages. Mais évidemment, une telle idée n’est pas un long fleuve tranquille dans une classe, ni pour l’enseignant, ni pour les élèves. Je m’interroge sur le marathon que représente, par exemple pour l’enseignant, la phase de pratique guidée.
Sur le papier, cette phase est présentée comme le cœur de l’efficacité pédagogique : l’enseignant y soutient l’élève dans l’application d’un modèle, identifie ses erreurs en temps réel, reformule, ajuste, renforce. Mais dans les faits, il s’agit d’une activité extrêmement exigeante. Il faut être disponible pour chaque élève ou chaque groupe, suivre une progression individuelle parfois très hétérogène, maintenir l’attention collective, corriger sans décourager, relancer en restant empathique. Tout cela en temps réel, avec peu de latence, en étant soi-même garant de la rigueur, de la bienveillance et de l’équilibre dynamique du groupe.
Les dispositifs issus des pédagogies coopératives4 ou les séquences personnalisables5 constituent alors des alternatives possibles pour varier les interactions, ajuster les niveaux d’engagement, varier les formes de mobilisation en retrouvant une part nécessaire de conception personnelle dans laquelle chacun peut trouver sa voie.
2. L’opposition artificielle entre explicite et constructivisme
Les recherches sur l’efficacité des méthodes pédagogiques ont souvent enfermé l’enseignement explicite et le constructivisme dans une opposition stérile, assimilant ce dernier à un simple apprentissage par découverte non guidée. La thèse de Céline Guilmois6 par exemple, codirigée par Steve Bissonnette, illustre bien ce biais méthodologique. Son étude compare des scénarios pédagogiques rigides à reproduire fidèlement, sans prendre en compte les pratiques des enseignants experts qui assument leur part d’ajustement voire d’improvisation, comme le montrent Éric Saillot ou François Tochon par exemple.
Le socioconstructivisme repose sur l’interaction et l’adaptabilité, deux dimensions que l’étude ne mesure pas. Cette caricature empêche d’analyser les multiples formes de constructivisme, dont certaines intègrent un guidage progressif, des étayages adaptatifs et une structuration très exigeante. Voilà pour l’exemple une limite des travaux sélectionnés dans les méta-analyses, bien éloignés de la réalité des classes.
3. L’illusion du « haut-parleur sur son cerveau »
L’enseignement explicite repose sur une promesse : tout rendre clair. Mais est-ce seulement possible ? Les travaux de Gérard Vergnaud7 en didactique professionnelle ont montré qu’une partie des savoirs mobilisés par les experts reste implicite, car ils reposent sur des schèmes et des automatismes qui échappent à une description complète. L’enseignement explicite, en postulant que tout peut être rendu clair par la verbalisation, ne prend pas en compte cette dimension implicite de l’expertise. J’en mesure chaque jour la difficulté en formation initiale ou continue, dès lors qu’il s’agit d’exprimer clairement, à l’attention les élèves, des contenus d’enseignement.
Les recherches en neurosciences de Grégoire Borst et Olivier Houdé8 apportent un éclairage complémentaire en mettant en évidence que les experts mobilisent des raccourcis cognitifs qui leur permettent de reconnaître immédiatement des structures ou des régularités dans un domaine donné. Les refaire basculer dans la conscience est une sacrée paire de manches. Par exemple, un mathématicien chevronné repère intuitivement une propriété algébrique sans pouvoir toujours en détailler consciemment les étapes. Cette automatisation, si elle est bénéfique pour l’expert, constitue un obstacle pour l’explication, car ce qui est devenu évident pour lui ne l’est pas pour un novice. C’est un cas typique de biais de connaissance.
4. Une culture sous vide
L’enseignement explicite segmente les savoirs en étapes linéaires, cherchant à réduire l’incertitude en poussant l’enseignant à un contrôle très systématique. À l’inverse, les savoirs, la culture scientifique et artistique évoluent par essais, controverses et retours en arrière, se transmettent par les récits. En rigidifiant les apprentissages, nous prenons le risque de dissocier les savoirs de leur dynamique réelle et de limiter la capacité des élèves à s’éduquer dans et à la complexité. L’enseignement explicite, en structurant fortement la transmission et en faisant une méthode quasi-exclusive, vise l’efficacité mais ne prépare pas suffisamment à l’incertitude et au monde complexe dans lequel nous vivons. Et comme le rappelle Claude Lelièvre9, les périodes de crise ont souvent privilégié un enseignement cadré, formant avant tout des exécutants plutôt que des esprits critiques.
Aujourd’hui, le débat semble cristallisé entre deux blocs opposés : d’un côté, une méthode présentée comme un outil structurant, fermée à toute critique au nom d’une efficacité qu’il convient pourtant de relativiser ; de l’autre, une dénonciation d’un dispositif rigide qui limiterait l’autonomie des élèves.
Je refuse d’opposer frontalement l’enseignement explicite aux pédagogies actives : il serait tout aussi caricatural de croire qu’un élève qui réceptionne un contenu n’est pas actif. Il nous faut penser à toutes les facettes de la mobilisation des acteurs, enseignants comme élèves, pour que l’école ne soit pas un lieu de souffrance et d’ennui.
Je proposerais donc volontiers de former les enseignantes et enseignants aux principes fondamentaux de l’efficacité didactique (répétitions, variabilité, temporalité, etc.), afin qu’ils puissent les décliner dans des formes variées de mobilisation. Et ce, tout en rendant visibles les marges de manœuvre, pour que chacun puisse ajuster dans ses conditions réelles d’enseignement.
Il me semble tout aussi essentiel de former nos collègues au statut de l’explicitation et aux contextes où elle prend sens : qu’il s’agisse d’un entretien explicite, de la verbalisation d’une procédure personnelle, du passage de l’implicite à l’explicite dans l’analyse d’une œuvre littéraire ou encore de l’explicitation de biais de genre.
Mais au-delà de ces considérations, si l’on reste focalisé sur l’efficacité, les outils numériques – et l’intelligence artificielle en particulier – s’empareront très vite et bien mieux que nous du triptyque : modelage, pratique guidée, pratique autonome sous assistance algorithmique. Faudra-t-il l’éviction brutale des enseignants pour que l’on prenne conscience que l’enseignement explicite, dans sa forme la plus modélisée, porte en lui-même les germes de son obsolescence non programmée ?
L’enjeu n’est donc pas de rejeter l’enseignement explicite, mais de veiller à ce qu’il n’inhibe pas la pensée critique, la distanciation et les questions fondamentales sur les choix personnels en lien avec des valeurs.
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Notes
- Guy Vincent, Bernard Lahire et Daniel Thin, L’institution scolaire entre reproduction et invention, Presses universitaires de Lyon, 1994.
- Grégory Delboé, « Cartographier la (re)mobilisation », Cahiers pédagogiques n° 598, « Remobilisés ! », février 2025, p. 49-52.
- Jacques Leplat, « Les automatismes dans l’activité : pour une réhabilitation et un bon usage », Activités vol. 2, n° 2, octobre 2005.
- Sylvain Connac et Albert Irigoyen, « Apprentissage coopératif ou pédagogies coopératives ? », Éducation et socialisation n° 67, 2023.
- Maëliss Rousseau, « La séquence personnalisable, un outil inclusif », Cahiers pédagogiques n° 592, « Peut-on inclure sans exclure ? », mars-avril 2024, p. 54-56.
- Céline Guilmois, « Efficacité de l’enseignement socioconstructiviste et de l’enseignement explicite en éducation prioritaire : quelle alternative pour apprendre les mathématiques ? », thèse de doctorat en sciences de l’éducation, université des Antilles, 2019.
- Gérard Vergnaud, « Au fond de l’action, la conceptualisation », dans Jean-Marie Barbier (dir), Savoirs théoriques et savoirs d’action, Presses universitaires de France, 1996, p. 275-292.
- Olivier Houdé et Grégoire Borst (dir.), Le cerveau et les apprentissages, Nathan, 2018.
- Claude Lelièvre, L’École républicaine ou l’histoire manipulée, Le Bord de l’eau, 2022.