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Les preuves à l’épreuve

« C’est quoi, la preuve de l’utilité de vos travaux ? » Luc Ria, directeur de l’IFÉ-ENS de Lyon, partage le souvenir de cette question qui lui a été adressé lors de ses premiers pas dans la recherche. La phrase résonne dans la salle comble de l’Institut français de l’éducation (IFÉ) où se serrent les enseignants, les chercheurs et les cadres intermédiaires engagés dans des LéA-IFÉ (Lieux d’éducation associés de l’IFÉ).
Les LéA-IFÉ organisent des recherches collaboratives en éducation. « Plus que des lieux, ce sont des temps pour agir ensemble, en croisant le regard de la recherche et celui des collectifs pédagogiques », précise Magali Villain-Lopes, cheffe du bureau de l’innovation pédagogique de la DGESCO.
Si la collaboration entre praticiens et chercheurs signe la singularité de ces projets de recherche, c’est aussi une approche qui interroge la notion de « preuve ». « La recherche expérimentale randomisée1 hisse les données probantes au rang de preuves pour vérifier l’efficacité des pratiques ; la recherche collaborative, sans y renoncer, mise aussi sur le travail commun des acteurs pour pérenniser les transformations en reconnaissant l’expertise du terrain », explique Luc Ria, en ouvrant cette journée où les équipes ont présenté leurs travaux en se focalisant sur la notion de preuve en éducation.
Le travail commun de ces recherches collaboratives est accompagné et documenté depuis une dizaine d’années par les LéA-IFÉ : « Enseignants et chercheurs se regroupent d’abord pour échanger sur leur préoccupation et définir ensemble une problématique, avant d’élaborer ensemble une méthode de recherche et une collecte de donnée », explique une enseignante.
La collaboration va même parfois jusqu’à la coécriture de publications scientifiques. « Dans notre LéA, on ne se contente pas de collecter des preuves selon un protocole préétabli que le chercheur aurait façonné seul. Nous réfléchissons ensemble à comment prouver les effets de notre pratique », indique une enseignante qui s’apprête à communiquer les travaux de son équipe. Personne ne semble sortir intact de cette démarche commune.
Virginie Volf, responsable scientifique des LéA-IFÉ, observe qu’au fil de ce travail commun de recherche collaborative, les enseignants et les chercheurs font évoluer leurs postures professionnelles et changent de regard l’un sur l’autre. « La thématique de la journée fait débat dans les communautés scientifiques et éducatives. Les LéA ne l’abordent pas tous de la même manière, et au sein même de chaque LéA, les approches de la preuve ne sont pas homogènes. Le réseau des LéA-IFÉ est suffisamment mûr pour aborder cette question de façon sereine en acceptant les divergences de points de vue », précise-t-elle.
Au détour d’une communication sur son LéA-IFÉ, Aurore Promonet, chercheuse, file la métaphore de la preuve en contexte judiciaire : « Sur une scène de crime, une tache de sang n’est pas une preuve, c’est une trace. Elle devient une preuve quand on la regarde comme indice de ce qui a eu lieu et qui peut permettre de vérifier les hypothèses d’une enquête. » Pour elle, c’est donc bien la question de recherche qui fait l’intérêt de la preuve.
Dans le contexte éducatif, ce serait donc la démarche de chercher à prouver qui pourrait être un levier de transformation pérenne des pratiques, plus que le résultat de la recherche lui-même, qui reste souvent hors de portée des enseignants.
« Les sciences de l’éducation sont en crise dans leur rapport à la pratique », introduit Thibault Coppe, chercheur à l’Université libre de Belgique, dans sa conférence de l’après-midi. Pour lui, c’est précisément ce fossé entre le terrain et la recherche qui pose la question des preuves.
Un propos qui résonne avec la métaphore d’Aurore Promonet : « Dans le contexte judiciaire, les preuves sont fournies par l’accusation. En éducation, à l’heure actuelle, nous devons avancer des preuves pour répondre à un procès en illégitimité. » Elle évoque le fait de devoir prouver aux pairs chercheurs que travailler avec des enseignants n’est pas signe d’un manque de robustesse dans la méthode de recherche ; mais aussi le fait de prouver aux enseignants que les chercheurs ne sont pas enfermés dans leur tour d’ivoire, mais bel et bien en lien avec le contexte et le terrain.
Thibault Coppe invoque aussi cette opposition de regards pour expliquer le peu de transfert de la recherche dans la pratique : « D’un côté, on incrimine les chercheurs qui ne font pas l’effort de mettre à niveau leurs résultats de recherche, et de l’autre, on reproche aux enseignants de ne pas faire l’effort de mettre à niveau leur pratique. »
La recherche collaborative organisée par les LéA-IFÉ tente de s’extirper de cette opposition stérile en misant sur l’engagement réciproque pour former les acteurs à cette articulation entre le labo et la salle de classe, pour ne plus s’en remettre aux injonctions et opérationnaliser l’implémentation. « La recherche fondée sur les données probantes vise à professionnaliser les enseignants par les outils, là où la recherche collaborative tend plutôt à professionnaliser par la réflexivité et la coconstruction de savoir », synthétise Thibault Coppe.
Les échanges entre LéA-IFÉ autour de la notion de preuve transpirent l’humilité : « C’est vrai que, parfois, je me demande si finalement je n’accorde pas davantage d’énergie au fait de faire collaborer plutôt que de produire de la recherche », confie une chercheuse.
Selon Thibault Coppe, cette humilité tranche avec l’approche des recherches contrôlées et randomisées : « Les recherches qui se fondent exclusivement sur les données probantes sont dans une posture hégémonique. C’est plutôt paradoxal, car cette approche n’est pas parfaitement alignée à la démarche scientifique dont elle se réclame. » Il se justifie en évoquant le recours aux statistiques inférentielles pour avancer des certitudes alors qu’elles ne peuvent quantifier que de l’incertitude. Il complète en relativisant le recours quantitatif aux statistiques comme preuve par la subjectivation des choix (analyses multiverses).
Enfin, il souligne le « biais de publication » dans le monde de la recherche : si la problématique de recherche propose de vérifier l’efficacité d’une méthode, les chances de publication sont réduites si les résultats démontrent qu’elle n’est pas efficace. Et que dire de la recherche de financement, où le mot preuve fait objet de passeport ?
Le chercheur nuance ensuite : « La recherche fondée sur les données probantes, bien que fondée sur des postulats ontoépistémologiques erronés, a le mérite d’accorder une attention particulière à la qualité de la recherche, là où la recherche collaborative se donne d’autres défis relationnels, qui impactent la qualité des recherches. »
La journée se termine par un retour sur la problématique de ces rencontres internationales des LéA-IFÉ : peut-on coconstruire de la preuve en recherche collaborative ?
Thibault Coppe tranche : « La réponse est oui, à condition de remplacer le mot preuve par : connaissance rigoureuse, valide et fiable. On utilisera le mot preuve dans une dizaine d’années, quand il aura retrouvé sa neutralité axiologique. »
Carole Le Hénaff, directrice du Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD) pour l’université de Bretagne, intervient : « Je ne partage pas du tout cette vision. Je me refuse à abandonner le mot preuve. Au contraire, il faut s’y intéresser, y travailler sérieusement, au lieu de laisser l’usage de ce mot à ceux dont on pense qu’ils ne le travaillent pas dans un sens intéressant. Il a aussi été question du pouvoir pendant la conférence. Or, dans les LéA, on ne parle pas de pouvoir, mais d’un travail dans lequel on cherche à produire des connaissances et des preuves, et ce travail est basé sur l’égalité. »
Le chercheur répond : « D’accord, mais je me dois de vous poser une question : d’où vous vient la nécessité d’utiliser le mot preuve ? N’est-ce pas pour naviguer dans un environnement imposé par l’evidence-based2 ? » D’ailleurs, on notera au passage que dans le monde anglo-saxon, le terme evidence n’appartient pas exclusivement au courant evidence-based et au registre de la preuve.
Il est l’heure. Les ordinateurs se ferment, les carnets s’enfouissent dans les sacs. Ils contiennent tout un tas de traces glanées au fil des échanges formels dans les ateliers, et ceux plus informels autour du café. Ces notes seront relues plus tard, ou jamais, mais qu’importe, finalement, car au-delà des preuves qui attestent de cette journée partagée, ce qui restera vif et stimulant, ce seront les questions qui restent en suspens.
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Notes- Les essais contrôlés randomisés (ECR), principalement utilisés dans les recherches en médecine, visent à mesurer l’impact d’une intervention donnée en comparant les résultats d’un groupe expérimental (recevant l’intervention) et d’un groupe de contrôle (ne la recevant pas), auxquels les individus sont assignés de manière aléatoire.
- L’evidence based practice (EBP) signifie « pratique fondée sur des données probantes » ou « pratique fondée sur des preuves ».