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Pour sortir de la logique d’évaluation de l’innovation par la recherche

Des chercheurs participant à l’observation d’un lycée innovant peuvent-ils s’affranchir de la dimension d’évaluation du projet ? Témoignage et réflexions de l’un des membres du LéA (lieu éducatif associé de l’Institut français de l’éducation – IFE) du lycée Germaine-Tillion du Bourget (Seine-Saint-Denis), en complément du minidossier publié dans notre n° 578 de juin 2022.

Lorsque j’ai accepté en 2017 de constituer avec les équipes du lycée innovant du Bourget un lieu éducatif associé (LéA) de l’Institut français de l’éducation (IFE), je terminais plusieurs années de recherche, en France et à l’étranger, sur l’évaluation des systèmes d’éducation, en particulier des établissements scolaires. J’avais envie alors de diversifier mes objets de recherche, de sortir de ces réflexions grandement portées par des élites administratives (en France) et de travailler à une autre échelle. Enfin allais-je me confronter à la « vraie vie » des établissements scolaires, raillaient certains collègues spécialistes des professionnalités enseignantes ! Peine perdue : la question de l’évaluation s’est imposée à toutes les étapes de la recherche, et sous différentes formes. Je souhaiterais rapidement les présenter dans cet article, en guise de témoignage personnel, pour montrer la nécessité perpétuelle de s’en affranchir, pour les acteurs du lycée d’abord, mais aussi pour les chercheurs de ce LéA.

La question de l’évaluation a été présente dès la phase de conception du projet. Peut-être par volonté de construire dans l’urgence une cohérence avec les objets de recherche du responsable scientifique que j’étais appelé à devenir, sans doute pour parler plus directement le langage attendu ou connu de l’institution (et la rassurer), certainement pour proposer stratégiquement une « thématique chapeau » dans l’ère du temps au moment de postuler au programme des LéA, le projet s’est intitulé initialement « Évaluer le lycée innovant du Bourget (ELIB) » .

Travailler plutôt sur les dynamiques

Cependant, dès la première réunion de travail du LéA ainsi constitué, nous avons rapidement convenu collectivement de desserrer cette problématique afin de travailler les effets des dynamiques d’innovation à l’œuvre dans les parcours et engagements des acteurs, la gouvernance et la division du travail éducatif en établissement, et le positionnement de ce dernier dans l’institution scolaire. En effet, les équipes du lycée du Bourget craignaient grandement la « récupération politique et institutionnelle » de leurs initiatives.

Mobilisées l’année scolaire précédente pour obtenir plus de postes (notamment au sein de la vie scolaire) ; désireuses d’accéder à une phase de fonctionnement ordinaire de l’établissement (y compris en termes de dotation horaire !) après un lancement difficile (ouverture progressive des trois niveaux, de la 2de à la terminale), avec des premiers résultats au baccalauréat encourageants et une médiatisation des initiatives du microlycée particulièrement avantageuse ; lassées d’être perçues alternativement comme « le lycée Blanquer » ou comme un repère de dangereux innovateurs proches de la Fespi (Fédération des établissements scolaires publics innovants), ces équipes redoutaient plus que tout que leur expérience ne serve de prétexte à une gestion budgétaire encore plus serrée des établissements de l’académie (et au-delà) au nom d’un discours selon lequel, finalement, avec peu de moyens et beaucoup de volonté, on pouvait faire de grandes choses (ce qui est possible en effet, heureusement, mais aussi profondément libéral quand ce discours se meut en croyance politique).

J’étais pour ma part très sensible à cette idée, pour avoir étudié pendant plusieurs années, par exemple, comment la droite gouvernementale avait pu utiliser l’argument selon lequel des pays dépensant moins que la France dans le champ de l’éducation avaient de meilleurs résultats à PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) pour justifier une moindre croissance du budget de l’éducation, comme si nous avions affaire à une corrélation stabilisée.

Retours réguliers de l’évaluation

Ce consensus de départ n’a cependant pas empêché la problématique de l’évaluation des initiatives conduites au lycée du Bourget de revenir régulièrement dans l’enquête de terrain et, avec elle, celle du cautionnement scientifique éventuel, même indirect ou implicite, de ces initiatives.

Ces retours s’appuient d’abord, je crois, sur un réflexe analytique logique de la part de professionnels très engagés dans des dynamiques d’innovation, qui se questionnent en permanence sur le bienfondé de leurs choix, qui acceptent de se confronter à un regard externe et qui donnent l’accès à un très grand nombre d’informations sur leur parcours personnel et leurs pratiques professionnelles. Comment, lorsqu’on se livre ainsi, ne pas se poser la question au moins une fois du jugement évaluatif que cette personne extérieure sera amenée à formuler, même en elle-même uniquement ?

Avec Philippe Goémé, Louise Logeart et Benjamin Moignard, également membres du LéA, nous avons ainsi dû régulièrement dans nos interactions avec les professionnels du lycée du Bourget désamorcer cette question de l’évaluation : nous ne sommes pas des évaluateurs, nous sommes là pour étudier des effets certes, mais dans une perspective de recherche sociologique et compréhensive, avons-nous expliqué à plusieurs reprises.

Ces retours réguliers de l’évaluation sont aussi le produit d’un contexte spécifique : le projet innovant du lycée du Bourget n’est pas allé sans susciter des tensions parfois très importantes au sein des équipes pédagogiques, ou entre certains enseignants et la direction. Les enseignants qui se sont inscrits en opposition à ce projet, ou dans certains cas, plus précisément, à celles et ceux qui le portaient, en restant et en œuvrant au sein de l’établissement, ou en le quittant non sans amertume faute de pouvoir en infléchir l’orientation, ont exprimé régulièrement la crainte que nous ne soyons finalement que des chercheurs pilotés par la direction, des « supers consultants » pour reprendre l’expression de Louise Logeart, là uniquement pour confirmer le bienfondé du projet innovant en parant leur discours du sceau de l’objectivité académique.

Il a fallu, là encore, expliciter notre positionnement, compréhensif certes (au sens de Max Weber, la compréhension renvoyant alors à une analyse du sens visé par les individus dans leur activité sociale) mais aussi équilibré et critique ; rassurer sur la légitimité de tous les points de vue dans une recherche de ce type ; et même jouer parfois de l’opposition entre la vitrine de l’établissement (un fonctionnement idéalisé visible, par exemple, dans la couverture médiatique avantageuse de son activité) et son fonctionnement réel (en insistant par exemple sur la rotation importante d’une partie des personnels enseignants). Ce fut un élément essentiel par exemple lors de nos demandes d’entretien avec des personnes ayant quitté l’établissement.

Une approche qualitative

De manière plus aigüe encore, la question de l’évaluation se pose en ce moment même, dans la phase de restitution de nos premiers résultats de recherche en établissement, et plus encore de leur publication. À l’heure où les méta-analyses des effets de divers dispositifs innovants se multiplient, où la politique d’innovation tend à être redéfinie comme une politique de lutte contre le décrochage scolaire et où l’État évaluateur français semble parvenir, pour la première fois de son histoire, à systématiser une évaluation des établissements scolaires publics par des équipes externes (et selon un cadrage normalisé) sur l’ensemble du territoire national, nous revendiquons dans cette recherche une approche qualitative, fondée sur une monographie intensive, qui s’émancipe de la problématique de l’évaluation sans renoncer à étudier des effets, mais des effets pris dans des contextes épais (dont la compréhension demande une investigation approfondie), des processus fins mais non moins très déterminants.

Nous nous essayons à une montée en généralité à partir de l’étude approfondie d’un seul cas, mais qui permet de mettre le doigt sur des tensions structurelles fortes, un peu à l’image de ce qu’Agnès van Zanten a fait pour les écoles de la périphérie. Nous parions sur le fait que cette approche permettra de tirer bon nombre d’enseignements pour différents acteurs de l’éducation sur les effets professionnels, organisationnels et institutionnels des innovations, sans pour autant plaquer immédiatement et inévitablement la question de leur évaluation et de tous ses corolaires en matière de politique publique : identification des bonnes pratiques, généralisation ou duplication de celles-ci, évaluation randomisée d’effets parfois complètement décontextualisés.

Nous le faisons parce que ce parti pris, qui renvoie à toute une épistémologie en sciences sociales bien différente du positivisme logique, qui guide aujourd’hui nombre de travaux en matière d’évaluation de l’innovation, a une pertinence, une fertilité et une légitimité scientifiques en lui-même dans le champ de la recherche en éducation. Mais aussi parce que nous sommes convaincus qu’une étude qualitative approfondie de ce type peut être profitable aux acteurs et aux chercheurs. La force de l’exemple contextualisé plutôt que la logique du modèle épuré, tel est notre pari, au moins dans un premier temps de l’analyse.

Xavier Pons
Professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation
à l’université Paris Est Créteil

À lire également sur notre site :

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Un minidossier sur le lycée Germaine-Tillion est paru dans le n° 578 des Cahiers pédagogiques, en vente sur notre librairie :

 

Écrire pour être lu

Coordonné par Ben Aïda et Jean-Michel Zakhartchouk
Ce dossier s’inscrit dans une réflexion critique menée sur les « fondamentaux » à l’école énoncés dans les discours injonctifs (« lire, écrire, compter, respecter autrui »). Il s’agit de s’interroger à la fois sur le sens à donner à l’écriture des élèves (qu’écrivent-ils, pourquoi, pour qui ?) et sur l’apprentissage du geste.