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Sommes-nous solides, sommes-nous fragiles ?

Le lycée Germaine-Tillion du Bourget (Seine-Saint-Denis) accueille à la fois un lycée de secteur innovant et le Microlycée 93, structure de retour à l’école pour d’anciens « décrocheurs ». Ce lycée est aussi un LéA (Lieu d’éducation associé), et fait dans ce cadre l’objet d’une recherche portée par l’Institut français de l’éducation (IFE), démarrée en 2018 et qui se termine en 2022. Le 13 mai dernier a eu lieu au lycée un séminaire du LéA, l’occasion pour l’équipe de faire un point d’étape. Voici les réflexions de l’une de ses membres.

Définitions :
Solide : résistant, capable de lutter contre l’usure.
Fragile : facile à casser.

En 2014, ouvrait le Lycée du Bourget, qui n’avait pas encore de nom, et qui reposait sur un pari atypique : un établissement « hybride », accueillant les élèves du secteur (700 aujourd’hui), ainsi que les « raccrocheurs » du Microlycée 93 (50 élèves), structure de retour à l’école (SRE) qui préexistait au projet, et en nourrissait les principes fondateurs. Inspiré à l’origine, donc, par ce que les élèves situés à sa marge nous apprennent du système éducatif, ce lycée accueille quelques enseignants recrutés sur des postes spécifiques, associés à une majorité de titulaires sur poste fixe, remplaçants, contractuels, stagiaires, affectés de manière classique, pour travailler en équipe dans toutes les classes, et à tous les niveaux.

En parallèle de leur discipline, en effet, tous les professeurs encadrent des dispositifs d’accompagnement des élèves, coaniment des cours interdisciplinaires, participent à une concertation hebdomadaire entre pairs sur leur temps de service. Un an après l’ouverture, de premiers constats rassurants nous inspiraient déjà espoir et enthousiasme.

Une journée de réflexion

Huit ans après la naissance de l’établissement, nous nous appelons Germaine-Tillion et poursuivons, malgré les tempêtes, internes ou externes, notre chemin. Le vendredi 13 mai dernier, nous organisions un séminaire, pour réfléchir ensemble aux premières conclusions d’un travail de recherche mené dans le cadre d’un LéA, dispositif national piloté par l’Institut français de l’éducation. Le thème en était : « Quelles professionnalités au lycée innovant ? »

Nous appréhendions un peu cette journée, car elle allait sans doute nous soumettre à une forme de bilan, nous bousculer (encore !), nous interroger. Nous en connaissions certaines conclusions intermédiaires, que nous avions déjà mises en discussion ces dernières années. Nous assumions cette fois qu’une journée ouverte au public rende scientifiquement compte de notre aventure, et d’une certaine façon, de sa pertinence.

Il ne s’agit pas de faire ici un compte-rendu exhaustif des travaux, mais un témoignage subjectif de ce qui a été mis en lumière par une telle journée.

Il semble, pour commencer ce témoignage, que nous pouvons affirmer une modeste évidence : nous sommes solides.

Nous avons, en effet, construit une communauté professionnelle pour qui le collectif existe comme une ressource, un filet de sécurité ; une équipe au sein de laquelle le sentiment d’appartenance et d’attachement à l’établissement est fort. Les enseignants y ressentent, bien plus qu’ailleurs, un réel pouvoir d’agir, notamment en matière pédagogique. La dimension éducative du métier y est particulièrement investie.

L’établissement apparaît comme un lieu de formation, de partage d’expériences. Si la mise en place d’une culture pédagogique commune fait l’objet de tâtonnements, connaît des « forces de rappel », les processus nécessaires à la sédimentation de nos innovations semblent à l’œuvre, des « routines », au sens sociologique du terme, existent bel et bien.

Climat de confiance

Cette cohérence entre les acteurs éducatifs contribue, comme toute la littérature scientifique en atteste, à la réussite et à l’épanouissement des élèves. L’enquête « climat scolaire » à laquelle nos élèves ont participé le prouve. Ils nous font d’ailleurs confiance, bien plus que dans d’autres lycées. En outre, les résultats au baccalauréat de ces dernières années nous placent parmi les meilleurs lycées « accompagnants », d’après le calcul de ce que l’on appelle désormais la « valeur ajoutée » des établissements.

Enfin, de manière plus empirique, dans notre vécu quotidien, comment ne pas constater certains signes que les plus anciens d’entre nous observent d’autant mieux qu’ils peuvent les comparer à leurs expériences antérieures : l’atmosphère calme des couloirs, le faible nombre d’incidents, les interactions apaisées entre adultes et élèves, la propreté remarquable de l’établissement, l’effervescence studieuse et enjouée de la salle des professeurs souvent comparée à une ruche… Comment ne pas sentir que nombre d’entre nous témoignent du plaisir d’être là ?

Certes, tout n’est pas parfait, et plusieurs pistes ont d’ailleurs été ouvertes, au séminaire du vendredi 13 mai, pour améliorer notre projet, pour mieux inclure tous les personnels, pour fédérer davantage. Mais nous pouvons être optimistes, encouragés par nos résultats quantitatifs et qualitatifs, obtenus malgré un contexte si hostile à la construction de collectifs, marqué par la double contrainte destructrice de la réforme du lycée et de la pandémie.

Nous y avons résisté ensemble. Notre projet est solide. Nous sommes solides. Alors pourquoi, et de quoi, faudrait-il s’inquiéter ?

Intranquillité

Tout d’abord, parce que les pédagogues sont des gens inquiets, intranquilles… Si nous nous réjouissons de certaines conclusions des chercheurs, de certains de nos résultats, nous ne saurions nous en contenter. Il y a tant de travail encore, et la quête est infinie ! Par nature, donc, l’innovation n’est « jamais un univers pleinement stabilisé », comme le rappellent les chercheurs engagés dans notre LéA, qui fait ainsi écho à nos positions parfois paradoxales, entre désir de créer un univers scolaire cohérent et pérenne, et besoin sans cesse de le remettre en question, l’amender, le perfectionner.

Nous sommes fragiles, donc, puisque conscients que ce projet ne fait pas de miracles, qu’il ne corrige pas toutes les fragilités de nos élèves, les injustices qu’ils subissent, les épreuves qu’ils traversent. Comment se satisfaire de l’école telle qu’elle est, même si nous en atténuons la violence ?

Mais il existe aussi d’autres interrogations, plus structurelles, inhérentes à toute innovation.

Lorsqu’on a participé à plusieurs projets innovants, lorsqu’on chemine depuis un certain temps avec la Fespi (Fédération des établissements scolaires publics innovants), dont le Microlycée 93 est membre depuis sa création, on le sait : il suffit parfois de peu pour remettre en question, affaiblir, voire détruire de tels projets.

Les orages, exogènes ou endogènes, peuvent être nombreux, et l’on apprend malheureusement à les guetter. Une nouvelle réforme mettra-t-elle à mal l’organisation collégiale de l’établissement ? Une nouvelle direction décidera-t-elle de rendre la concertation hebdomadaire facultative ? De nouvelles dissensions morcèleront-elles la salle des professeurs ? Tant de menaces « nouvelles », réelles ou fantasmées, pèsent encore et toujours, même si nous nous sentons aujourd’hui légitimes, et forts.

Il y a d’autres risques encore…

Questions et doutes

N’allons-nous pas nous « endormir » sur nos résultats, considérer qu’ils sont désormais acquis ? Avons-nous bien tous conscience que le lycée est atypique, et que rien n’y est totalement « normal » ? Nous souvenons-nous que travailler ainsi n’a rien de naturel dans l’Éducation nationale, et qu’il s’agit du fruit de modestes, mais bien réels, combats ? Avons-nous une perception suffisamment politique de notre positionnement institutionnel ? Si l’autonomie des établissements se développe, et que nous sommes brandis comme exemple, voire comme caution, saurons-nous argumenter pour prouver que nous travaillons à la construction de collectifs transférables certes, mais non « programmables » ?

Certains vont-ils s’essouffler, se concentrer – de manière bien légitime – sur des projets plus personnels, et s’éloigner de la dynamique collective ? Ceux que l’on appelle parfois les « piliers » – encore une métaphore de la construction – vont-ils partir, bon gré mal gré ? Le fameux « cap » des dix ans d’existence va-t-il être franchi sereinement ? Allons-nous commencer à nous contenter de faire fonctionner nos dispositifs sans garder une vision plus globale de l’expérimentation ?

Aucune de ces questions n’a de réponses à ce jour, mais il est important de nous les poser, même si nous ne sommes pas tous d’accord sur ce dernier point.

Ainsi, je me dois de conclure cet article à la première personne du singulier, pour prendre ma part – et seulement la mienne – dans ce dernier propos, que l’on jugera tantôt lucide, tantôt  trop pessimiste.

Précisons tout d’abord que je ne boude absolument pas mon plaisir, pour ne pas dire mon bonheur d’exercer au Lycée Germaine-Tillion ! Après plus de vingt-ans d’expérience en Seine-Saint-Denis, qu’attendre de mieux que ce laboratoire fantasque et fraternel ? Que faire « après » ?  Qu’espérer encore de notre institution ? Je ne vois vraiment pas. Et la retraite… ce n’est pas pour tout de suite, apparemment !

Mais tout de même, rappelons-le, souvenons-nous en, nous sommes fragiles. Alors s’il faut, comme le préconise la formule du philosophe Antonio Gramsci dans laquelle nous sommes nombreux à nous reconnaître, « allier le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté », c’est ce dernier qui m’amène à conclure…

Nous sommes fragiles, et d’une certaine manière, c’est tant mieux ! Cela nous oblige, et nous obligera, à continuer à nous remettre en question, nous construire, et nous défendre. Nous sommes fragiles, car tout établissement expérimental, tel un équilibriste, vit sur un fil… Il ne tient que s’il reste en mouvement. S’il arrête d’avancer, même en hésitant, en tremblant parfois, il chute.

Nathalie Broux
Professeure au Lycée Germaine Tillion depuis son ouverture,
cocorrespondante du LéA, cocoordinatrice de l’équipe pédagogique
Un minidossier sur le lycée innovant du Bourget sera publié dans le numéro 578 des Cahiers pédagogiques, en juin 2022.

À lire également sur notre site :
Les controverses scientifiques cartographiées au lycée, par Diane Béduchaud et Florence Sauvebois
Les Microlycées – Accueillir les décrocheurs, changer l’école, par Nathalie Broux et Eric de Saint-Denis
Construire une école juste, à son échelle, par Anne Philippon, Olivier Haeri
Le pari de l’éducabilité, par Ingrid Duplaquet
Écrire et jouer pour raccrocher, par Florence Lhomme
L’envol du lycée de la vie devant soi, par Nathalie Broux


Sur notre librairie :

Les Microlycées. Accueillir les décrocheurs, changer l’école

Nathalie Broux et Éric de Saint-Denis, ESF éditeur, en partenariat avec les Cahiers pédagogiques, 2013.

Le sous-titre « accueillir les décrocheurs, changer l’école » indique bien la double ambition de cet ouvrage : présenter une expérience exemplaire de « raccrochage » d’élèves jusque là en échec, à savoir les microlycées de l’académie de Créteil, mais aussi en tirer parti pour les indispensables changements dans notre école si on veut qu’elle soit plus « bienveillante » et plus juste.

Comme il est dit en conclusion, « le Microlycée, si son rayonnement reste modeste, a toutes les grandes ambitions de l’école républicaine, dont il réalise à son échelle certaines utopies. »