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Vers l’évaluation formative et l’école du regard…

Dans les années soixante-dix, pour « piloter les apprentissages » par l’évaluation, comme le souhaite ci-dessus Philippe Perrenoud, on s’inspira fortement de la pédagogie par objectifs (PPO). Plus qu’un objectif à proprement parler, cette théorie entend déterminer très précisément ce qui est attendu comme résultat en partant d’un comportement observable, des conditions dans lesquelles le comportement souhaité doit se manifester, du niveau auquel doit se situer l’activité terminale de l’apprenant et des critères qui serviront à évaluer le résultat.

Si on ne devait lire qu’un seul ouvrage sur la PPO, nous conseillerons sans hésiter le livre d’un ancien rédacteur des Cahiers, puis professeur de sciences de l’éducation à Genève, Daniel Hameline : Les objectifs pédagogiques, ESF éditeur, 1979, sans cesse réédité depuis. Ouvrage érudit mais de lecture légère, plaisante, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose »… On peut le lire aujourd’hui en ligne :

Le temps des critères

Née dans les années soixante, à la suite des ouvrages, entre autres, de l’américain Benjamin Bloom1, la PPO a fait faire à l’enseignement et à la formation d’indéniables progrès dans la mesure où elle conduisait à formuler avec quelque précision les objectifs que l’on se propose de faire atteindre aux élèves quand on leur fait cours. Et à repérer les différents niveaux d’objectifs (généraux, opérationnels) en les distinguant des finalités et des buts de l’éducation.

Mais la PPO amenait aussi à énoncer les critères de réalisation des tâches plus ou moins complexes (devoirs, exercices, problèmes, etc.) que les élèves doivent exécuter pour atteindre l’objectif visé : quels moyens, quels outils matériels ou mentaux utiliser ?

Et avec ces critères de réalisation, la démarche PPO amène tout naturellement à définir pour les élèves les critères de réussite et donc d’évaluation de ces tâches : comment saurai-je, moi, élève, que j’ai réussi mon devoir et si oui, jusqu’où l’ai-je réussi et quelle note ou quelle appréciation je peux en avoir, etc. ?

À partir des années soixante-dix, le mot même d’évaluation fit, en France, une entrée massive en formation et dans l’enseignement. Les Cahiers gardent bien sûr la mémoire vive de cet engouement. Toute une série d’adjectifs furent alors accolés à l’évaluation : prédictive, diagnostique, sommative, certificative… Et bien sûr formative ou formatrice.2

L’invasion évaluatrice

Mais la PPO et les modes d’évaluation qu’elle entraîne présentent des limites et quelques inconvénients qui ont été vite repérés. Nous résumons ici rapidement :

  • La division excessive des tâches en micro-objectifs, le morcellement de la progression en petits paliers à franchir successivement et dans l’ordre prévu, risque de faire perdre la cohérence globale de ces tâches. Ici comme ailleurs, on le sait, le tout n’est pas réductible à la somme de ses parties ! Si un conducteur est trop préoccupé par le compteur, le levier et la pédale des freins, la poignée de changement des rapports, son GPS, il risque d’oublier de regarder la route et d’aller dans le mur…
  • Le plus souvent, la PPO ne dit rien sur la situation d’apprentissage dans laquelle il convient, pour atteindre tel ou tel objectif, de mettre les élèves : demeurer en classe entière ? Travailler seul avec une feuille de route ou carte d’études ? Travailler en binôme, en petit groupe ? Utiliser le tutorat entre élèves ? Et quels croisements interdisciplinaires il convient de faire avec d’autres matières ? Qui évalue et comment une épreuve interdisciplinaire ?
  • Et le morcellement excessif des objectifs d’apprentissage risque surtout de conduire à transformer toute situation d’apprentissage en situation d’évaluation continue, devenant vite alors continuelle.

Certains pédagogues ont ainsi voulu faire de l’évaluation toute la pédagogie dans une inflation techniciste et souvent trop jargonneuse, multipliant à l’excès les grilles aux items infinis et parfois plus compliquées que la tâche qu’elles sont censées évaluer. Le livret personnel de compétences (LPC) a été l’un des derniers avatars peu appréciés de l’évaluation par objectifs et de ses grilles.

L’école du regard

Réduire tout enseignement au moment spécifique de l’évaluation est certes abusif.

À l’inverse, il est juste de dire que tout au long des apprentissages, et jusqu’à leur certification dernière par les examens et concours, l’évaluation doit contribuer à faire apprendre, à motiver les élèves en les faisant réussir concrètement et immédiatement dans les exercices et les devoirs qu’on leur donne, qu’elle ne doit pas être utilisée pour éliminer, décourager, exclure dans un processus mortifère de « contrôle » sommatif continuel.

Alors, plus que d’expertise scientifique et technique, l’évaluation formative relève d’un certain état d’esprit, d’un certain regard empathique que le maître porte sur l’élève et de sa foi dans le postulat de l’éducabilité de tous. On a moins ici affaire avec de la technique évaluatrice qu’avec le regard du passeur, le regard qui encourage et conforte parce qu’il est là au bon moment. Car évaluer, c’est d’abord voir, regarder, être présent et voir. Voir avec sympathie les gestes de ceux qui tentent d’apprendre, les regarder avec l’idée qu’ils peuvent y arriver, qu’ils sont capables de réussir et que c’est bien ce but-là, la réussite, que l’évaluation doit se fixer.

Tranchons-en : seule la réussite fait réussir !
  • L’évaluation formative ne bloque pas les apprentissages.
  • L’évaluation formative ça n’arrête pas : elle ne produit pas ces arrêts brutaux où tout le monde descend, ces stases que les contrôles incessants entraînent et où il n’y a plus rien à dire ni à espérer parce que les jeux sont faits et que rien ne va plus.
  • L’évaluation formative se pratique sans à-coups, en donnant à chaque fois à l’élève un joker : il peut se reprendre, regagner les points perdus, améliorer en continu sa performance parce que tout compte, tout est pris en compte, parce que toutes ses réussites, mêmes minimes, sont portées à son crédit, que ses erreurs sont considérées comme provisoires, alors que la coutume immémoriale veut qu’on n’enregistre que ses fautes dans une comptabilité destructrice qui le conduit toujours rapidement sous la ligne de flottaison.
  • L’évaluation formative se pratique en continu, avec la bienveillance exigeante d’un regard qui accompagne et encourage. Elle est le fond du paysage de la relation éducative maître-élève, parce que le maître prend ce temps-là, ce loisir-là. (Et comment ne pas rappeler ici que, dans la Grèce antique, la skolê, l’école, c’était l’activité intellectuelle faite à loisir ?)
Cinq principes pour une évaluation formative

Faut-il donner des outils pour cette pédagogie du regard ? Le pédagogue qui conduit l’élève sur le chemin de cette école a besoin, pour la pratiquer, d’avoir présents à l’esprit quelques principes opératoires simples.

On peut les synthétiser par la règle des 5 R à mettre en œuvre pour toute évaluation, correction d’écrit ou d’oral, pour toute activité ou tâche que l’on donne à faire aux élèves. Et ceci, en vue ou non de l’établissement d’une note :

Évaluation formative. La règle des 5 R
Les 5 R (ou fonctions de l’évaluation formative)Points clésActeurs
1. Repérage des réussitesPenser d’abord à valoriser les réussites en les repérant explicitement. Ne pas se contenter du sous-entendu « Si je ne dis rien, c’est que c’est bon »…Professeur
2. Repérage des erreursTendre à équilibrer repérages d’erreurs et de réussites : autant de baumes que de blessures symboliques.

Ne pas tout vouloir repérer, mais seulement un nombre d’erreurs que l’élève puisse gérer : deux ou trois par objectifs à évaluer dans une tâche complexe.

Précision du repérage « géographique » sur la copie…

3. Reconnaissance des erreurs et des réussitesNécessité d’un code pour déchiffrer les repérages.

Il faut ici individualiser l’aide à l’élève pour lui permettre de comprendre la nature de ses erreurs (aide du professeur, d’un groupe de remédiation, d’un élève moniteur, d’un tuteur, etc.)

Élève
4. Remédiation des erreursPour que l’élève se corrige, il est nécessaire de mettre dans la remédiation un enjeu fort : il doit avoir l’occasion de se rattraper (effacement des mauvaises notes, bonus, joker, etc.)

Le statut de l’erreur change : ce n’est plus une « faute », mais l’occasion de réussir encore.

5. Réajustement des stratégiesLe professeur est amené à adapter son enseignement en fonction des besoins repérés des élèves.

La correction a été l’occasion pour l’élève de faire des pauses méthodologiques ou métacognition. Cela lui permet maintenant de revoir ses procédures et de conforter celles par lesquelles il réussit le mieux.

Élève et Professeur

Ceci n’est pas une grille d’évaluation mais le rappel d’une démarche globale et de quelques alertes dont il faut se souvenir quand on veut évaluer en continu et pour faire apprendre.

Un simple mot suffit parfois…

L’évaluation formative passe donc, pour l’essentiel, dans la relation maître-élève, centrale pour les apprentissages. Toutes les occasions sont favorables pour qu’un courant positif s’établisse du maître à l’élève. Il n’y a pas que la correction des copies dans une vie de prof ! Un mot, une observation faite avec sympathie : ça ne prend pas beaucoup de temps et ça fait un bien énorme où ça tombe. On ne réalise pas toujours combien une appréciation positive sur un travail – une réponse, une remarque, une réussite minuscule où l’élève s’implique –, fait un effet roboratif sur tout son travail ultérieur et sur sa motivation.

C’est le secret même de la pédagogie de la réussite : changer de regard sur l’élève et le voir en son particulier. Le mettre vraiment au centre de son regard en attendant qu’il atteigne le centre du système éducatif…

Comment trouver le temps d’être si formatif que ça ?

Et l’objection que l’on fait souvent au sujet de cette école du regard empathique, de cette pédagogie de l’attention personnalisée est la suivante : comment faire avec mes quatre fois trente élèves de cette année, mes deux secondes, ma première et ma terminale et les terribles et interminables programmes à boucler, toutes ces réunions, ces contretemps ? Où vais-je trouver le moment d’individualiser, de les voir un à un ?

Quand on enseigne, on ne peut refuser d’entendre cette objection.

Une réponse possible :

  • Il est vrai que cette évaluation est facilitée par la pédagogie interactive : petits groupes, binômes, tutorat, monitorat, équipes réduites, aide individualisée, soutien, etc. Cependant le travail de groupe n’est pas l’unique occasion de faire cette rencontre-là. Quand on la recherche, on peut la trouver en classe entière, même si c’est plus difficile à faire pendant un cours magistral. Car alors, en effet, le regard du maître qui expose les savoirs est tourné vers les contenus et les élèves ne peuvent pas être vraiment vus par lui à ce moment-là. De plus ils sont souvent passifs, dans le meilleur des cas, ils « grattent » et se font oublier.
  • La seconde chose : l’individualisation ne prend pas tant de temps que ça, dans le fond. Le professeur est un peu comme un maître d’échecs qui jouerait trente parties simultanées avec les élèves de sa classe. Il ne reste que quelques secondes avec chacun d’eux, mais le coup porte parce qu’il est exécuté… de main de maître précisément. Et il ne faut pas confondre cet acte pédagogique rapide d’encouragement et de guidage, exécuté au moment même où l’élève travaille sous nos yeux, avec l’entretien individualisé qui consomme en effet beaucoup plus de temps.
  • La troisième enfin : cette attitude d’accueil et d’encouragement permanent fait partie de la professionnalité même du métier d’enseignant. On ne saurait apprendre à exercer autrement cette profession dont la dimension relationnelle est tout à fait déterminante. Cela relève de ce que Carl R. Rogers, dans Liberté pour apprendre (Dunod, 1984) nomme les trois « qualités qui facilitent l’apprentissage » :
  1. La congruence (ou l’authenticité).
  2. La compréhension empathique.
  3. La considération (ou la confiance, l’acceptation) à propos de laquelle on voit émerger le postulat d’éducabilité que l’on trouve à la base de tout acte éducatif :

« Il s’agit d’éprouver de la considération pour l’apprenti, pour ses sentiments et ses opinions, pour sa personne. Il s’agit d’une sollicitude pour l’apprenti, mais sans rien de possessif. C’est aussi l’acceptation d’autrui comme autre-que-moi, comme une personne à part entière avec des droits propres. C’est une confiance de base – la foi dans cette autre personne comme en quelqu’un qui, d’une manière ou d’une autre, est fondamentalement digne de confiance. »

Les grilles sur le gril

Encore un mot sur les grilles dont usent (et abusent ?) les évaluateurs…

Il arrive souvent une mésaventure à qui veut évaluer une tâche complexe (dissertation, solution rédigée d’un problème, TPE…) avec une grille très détaillée. L’outil lui-même interdit son utilisation ! Elles présentent en effet deux inconvénients :

  • trop exhaustives, elles deviennent une véritable épreuve pour l’examinateur qui n’arrive plus à faire passer quoi que ce soit dans leur tamis trop fin ;
  • et d’autre part, elles le ligotent dans leurs maillages serrés, surtout quand chaque critère est corrélé à un barème précis.

De fait, les grilles multicritériées et directement barèmisées traduisent surtout l’angoisse (et la solitude) de l’évaluateur de fond au moment du jugement. Et elles sont faussement rassurantes parce qu’elles paraissent circonscrire et cadrer les phénomènes alors que, c’est bien connu, jamais un coup de dé n’abolira le hasard (pour reprendre le vers de Mallarmé)

… Même si, comme le prétendait le génial Albert, Dieu ne joue pas aux dés !3

Alors deux conseils :

  • Diminuer le nombre de critères à évaluer simultanément et opérer de vigoureux regroupements.
  • Éviter de barèmiser tous les critères, mais seulement chaque grand groupe.

Cela permettra une correction par les variations subjectives saisonnières et rendra, pour finir, la note sinon plus « juste », du moins plus équitable. Et surtout, cela évitera d’énerver l’évaluateur, ce qui est toujours catastrophique pour l’évalué !

Richard Étienne et Raoul Pantanella

Notes
  1. Benjamin Bloom, Taxonomie des objectifs pédagogiques, vol. 1 : « Domaine cognitif », Presses de l’Université du Québec, 1975
  2. (Lire l’article de Georgette Nunziati, « L’évaluation formatrice », Cahiers pédagogiques n° 280 de janvier 1990, dont nous reproduisons ici des extraits.)
  3. physique quantique, contrairement à l’hypothèse du déterminisme classique, le principe d’indétermination semble montrer que l’Univers obéirait au libre jeu du hasard. Albert Einstein affirma à ce sujet : « Dieu ne joue pas aux dés », ce à quoi Niels Bohr répondit : « Einstein, cessez de dire à Dieu ce qu’il doit faire ! »…