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Enseignement explicite, données probantes et pédagogie

Enfant de dos regardant un affichage en classe.

Photo : Sylvain Connac


Alors que les injonctions à mettre en œuvre l’enseignement explicite en classe sont de plus en plus insistantes – par exemple dans le projet de formation des enseignants du CSEN -, il semble nécessaire de faire le point sur les interrogations que soulève cette méthode.

Pourquoi l’enseignement explicite à l’américaine, l’evidence based et les données probantes sont problématiques pour la pédagogie ? Pour plusieurs raisons.

D’abord, d’un point de vue épistémologique. Les tenants de ces théories excluent toute autre approche scientifique que la leur et s’approprient ainsi ce que serait la science, souvent de manière particulièrement condescendante d’ailleurs. Contestant le principe essentiel de toute démarche scientifique, la réfutabilité des résultats, ils avancent des « preuves scientifiques indiscutables ».

Ces sélections théoriques mettent de côté notamment tous les travaux essentiels en sociologie de l’éducation, en particulier tous ceux ayant montré l’importance de lever les implicites dans les consignes auprès des publics les plus éloignés de la culture scolaire. Ce sont justement ces résultats de recherches qui ont conduit aux attentions de l’explicitation des attendus sociocognitifs, travaux qui ne correspondent pas du tout aux logiques pédagogiques de l’enseignement explicite.

Pas idéologique ?

Ensuite, d’un point de vue politique. La position défendue par l’evidence based est qu’elle serait la seule conception non-idéologique, parce qu’elle prendrait uniquement appui sur des preuves scientifiques et des données probantes. Outre la grossière tentative d’accaparement de la notion de science, les travaux de Nadia Ravaz et Hugues Draelants ont montré que ce paradigme est clairement influencé par et compatible avec le néolibéralisme.

Ne tenir compte que de ces travaux nord-américains sur l’enseignement explicite amène directement à des formes avérées de caporalisation des enseignants, qui ne deviendraient que de simples exécutants prolétarisés de méthodes pensées par d’autres dans des logiques de « recherches translationnelles ». Se prétendre apolitique, c’est donc au moins une erreur, au pire une contrevérité assumée.

Également, d’un point de vue théorique. Les travaux sur l’evidence based mettent en avant des corrélations tirées de méta ou méga-analyses. Or, cela concerne l’étude de certaines habiletés cognitives, celles qui peuvent être mesurées et donc qui correspondent à des opérations mentales mécanisées, observables et automatisables. En d’autres termes, ce sont des études qui s’appuient sur des théories que l’on pensait collectivement oubliées parce que largement considérées comme obsolètes et insuffisantes : le béhaviorisme (reconnu comme très adapté pour apprendre sans comprendre, montré de manière caricaturale mais cohérente dans l’extrait de ce film).

À cet effet, on peut trouver à plusieurs reprises dans les textes sur l’enseignement explicite les expressions de « conditionnement opérant », « renforcement positif » (ou négatif) ou même de « modelage », références directes au béhaviorisme s’il en est. Donc, en voulant rendre indiscutables les théories d’appui, l’evidence based oublie toutes les autres théories de l’apprentissage, notamment les conceptions constructivistes (qui, certes, subissent une marée débordante d’idées fausses à leur sujet).

On sait surtout ce qui ne marche pas

Enfin, d’un point de vue pédagogique. De nombreux chercheurs de par le monde effectuent de manière scientifique des recherches publiées dans des revues qualifiantes et reconnues par les autorités scientifiques. Depuis que la visée d’enseignements démocratisants est apparue (avec les travaux de Pierre Bourdieu principalement), ces recherches ont surtout montré ce qui ne fonctionnait pas (comme les groupes de niveau ou le redoublement).

Ce n’est que de manière plus récente que des chercheurs en didactiques et en pédagogies avancent des propositions étayées et travaillées sous forme de recherches qualitatives et collaboratives avec des enseignants. Mais ces résultats sont à la fois falsifiables, parce que construits dans des contextes particuliers, et encore trop neufs pour être largement connus.

Quoi qu’il en soit, n’étant pas largement utilisées avec des élèves, ces approches peuvent très difficilement être étudiées de manières expérimentales, c’est-à-dire via des méthodologies qui sont à la base des méta-analyses (ce que revendique l’
evidence based). Donc, en voulant prouver scientifiquement des pratiques pédagogiques, l’evidence based va beaucoup trop vite puisque les résultats scientifiques sur les pédagogies démocratisantes ne sont pas encore suffisamment ancrées sur les terrains éducatifs.

Évidence ou pseudoscience ?

Il existe de nombreux travaux scientifiques en épistémologie qui critiquent de manière étayée les pratiques de l’evidence based (Stéphanie Demers, Sylvain Wagnon et Sihame Chkair, Charles-Antoine Bachand, et d’autres), certains allant même jusqu’à qualifier l’evidence based comme relevant d’une pseudoscience.

Lorsque l’on parvient à dépasser les soubassements politiques masqués par ces approches, ainsi que l’arrogance dont certains de leurs défenseurs font montre, il est cependant possible d’esquisser d’éventuels intérêts à considérer pleinement et lucidement les résultats issus de ces travaux.

En premier lieu en termes de complémentarité. Si les recherches en éducation qualitatives et compréhensives permettent un accès à des réalités fines, s’appuyer sur les orientations générales fournies par les travaux en evidence based aide à ne pas chercher à l’aveugle. Autrement dit, pour tenter de trouver des réponses à des problématiques pédagogiques, par exemple celles autour de la prise en compte de la diversité des élèves, utiliser comme hypothèses certains résultats issus d’expérimentations ou de méta-analyse fait gagner beaucoup de temps et conduit à des avancées certaines.

En second lieu en termes d’intervention pédagogique. En matière d’acte d’apprendre, nous avons pu relever quatre processus intellectuels à l’œuvre : l’attention, la compréhension, la mémorisation et le transfert. Les résultats apportés par l’evidence based concernent majoritairement les processus de mémorisation (parce que cela touche des opérations automatisables). Ils sont particulièrement intéressants à prendre en compte pour les joindre à ceux sur les trois autres processus.

Ainsi associés, ces travaux permettront à l’ensemble des acteurs pédagogiques de disposer d’appuis solides pour penser les questions éducatives et scolaires, sans s’enfermer dans des perspectives dogmatiques et dans une seule démarche scientifique. Nous pourrions alors cesser d’entretenir des antagonismes stériles pour mettre en commun les forces en présence et construire collectivement une école en mesure de répondre aux défis d’une démocratisation des progrès individuels des élèves.

Sylvain Connac
enseignant chercheur en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, laboratoire Lirdef

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