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De la compatibilité de l’instruction directe et des pédagogies coopératives

Existe-t-il une compatibilité entre instruction directe et pédagogies coopératives ? Un article pour explorer et discuter les zones d’ombre et les risques de raccourcis dans cette controverse pédagogique.

De quoi parle-t-on lorsque l’on convoque l’instruction directe et les pédagogies coopératives ? L’instruction directe est née outre-Atlantique dans les années 60 sous l’impulsion de Siefried Engelmann. Plus tard, Barak Rosenshine s’est appuyé sur ces premiers travaux pour établir ce qu’est un enseignement efficace. Il utilise pour cela les résultats du projet Follow Through, vaste étude comparative menée entre 1968 et 1978 aux États-Unis.

En réalité, l’approche de Rosenshine semble se distinguer légèrement de la Direct Instruction telle qu’elle est conçue à la base. Il ne propose pas de suivre des scripts rigoureusement écrits que les enseignants n’auraient plus qu’à appliquer à la lettre. On parle davantage d’« enseignement explicite » lorsque l’on convoque Rosenshine. Dans la suite du texte, nous utiliserons indifféremment les deux termes même si leur introduction originelle est différente.

Pour Rosenshine, un enseignant efficace suit les étapes suivantes :

  • Il commence par définir brièvement les objectifs et rappeler les apprentissages antérieurs ou prérequis.
  • Il présente la nouvelle notion par petites étapes, chacune étant suivie d’exercices.
  • Il donne des consignes et des explications claires et détaillées.
  • Il organise un nombre élevé d’exercices pratiques pour tous les élèves.
  • Il pose beaucoup de questions, vérifie la compréhension des élèves et obtient des réponses de tous.
  • Il guide les élèves au cours des premiers exercices.
  • Il fournit des feedback systématiques et corrige les erreurs.
  • Il donne des consignes et des exemples explicites pour les exercices que l’élève doit accomplir seul et, le cas échéant, le pilote durant ce travail.

L’enseignement explicite comporterait trois phases1. Celle du modelage, pendant laquelle l’enseignant montre étape par étape ce qu’il convient de faire en indiquant tout haut ses raisonnements, précédée par une mise en situation et des liens avec les connaissances antérieures. Une objectivation de la leçon est ensuite réalisée. Vient ensuite la pratique guidée, qui consiste à faire reproduire une tâche similaire en accompagnant les élèves et en fournissant des rétroactions immédiates. Une pratique autonome permet enfin à l’élève de s’exercer en mettant en application ce qui vient d’être appris.

Des points communs ?

Les pédagogies coopératives2 font appel à des formes variées de coopération entre élèves en complément de moments de travail seul ou avec l’enseignant. Le rapprochement effectué ici avec l’instruction directe concerne plus particulièrement les pédagogies Freinet, dont les cinq grands principes sont l’expression libre, la coopération, le tâtonnement expérimental, les techniques éducatives et la participation démocratique.

Commençons par reconnaître un point de convergence entre l’instruction directe et les pédagogies coopératives : le souci des plus fragiles, de faire réussir les plus en difficulté. On peut voir dans la pratique autonome de l’instruction directe des formes de similitude avec le travail individualisé que l’on retrouve dans les pédagogies coopératives (outillé par le plan de travail). Au-delà, la comparaison me semble complexe.

Il me semble y avoir entre l’instruction directe et les pédagogies coopératives deux logiques différentes, deux visions de l’éducation qui, si elles peuvent se rejoindre par moment sur le terrain pratique, n’en restent pas moins profondément en tension. Nous sommes en présence de deux paradigmes.

D’un côté, l’instruction directe est régie par le prisme de l’efficacité des apprentissages sur le plan individuel, la réussite à des tâches scolaires individuelles mesurables et quantifiables. C’est le paradigme de l’evidence based education selon lequel il suffit de prescrire les pratiques qui ont été mesurées comme efficaces. Il parait clair que cela constitue une divergence majeure avec les pédagogues de la coopération. On trouvera bien des approches coopératives qui se revendiquent de cette finalité d’efficacité individuelle, en particulier certains courants de l’apprentissage coopératif outre-Atlantique mais si l’on se réfère à Célestin Freinet, cette logique comptable et bancaire des apprentissages est dénoncée. Qualifiant le choix de donner un poids fort à l’instruction plutôt qu’à l’éducation de « bourrage de crâne », Freinet voit l’école traditionnelle comme étant au service du capitalisme et de la concurrence qui se sont développés avec les modifications économiques du 18e siècle et l’industrialisation. Il dénonce un « capitalisme de culture », favorable à la classe dominante, aux « bourgeois ».

D’un côté, le poids important de l’instruction, la mesure par des tests scolaires, l’affirmation que l’on peut isoler des variables et en mesurer l’influence, la conservation d’un système dans lequel on tente de trouver une méthode efficace. De l’autre, une forme d’éducation intégrale, la dénonciation de la scolastique, la revendication d’une complexité incompatible avec des mesures « toutes choses égales par ailleurs », la volonté de permettre une critique et une remise en cause du système…

Conceptions des apprentissages

Il semble également que les conceptions des apprentissages soient différentes dans les deux approches. Sans entrer dans les détails et de manière un peu rapide, des influences divergentes peuvent être identifiées dans la façon de concevoir l’acte d’apprendre. L’instruction directe s’inscrit davantage dans une conception traditionnelle où l’on peut voir une influence du comportementalisme (ou Behaviorisme) par la centration sur les comportements observables, la reproduction d’un modèle donné par le maître, la décomposition des tâches de manière très progressive.

Freinet semble davantage influencé par le fonctionnalisme ou pragmatisme avec un apprentissage basé sur l’action et des ruptures pour réfléchir à l’action3. Difficile aussi de ne pas se référer au socioconstructivisme lorsque l’on parle des pédagogies coopératives. Si celui-ci est postérieur aux mises en œuvre de Freinet, avec la révolution cognitive des années 50 et les apports de Piaget et l’émergence du social dix ans plus tard avec Lev Vygostki, il semble qu’une certaine forme de compatibilité existe.

Instruction directe et pédagogies coopératives semblent s’adosser sur des conceptions de l’apprentissage différentes. Les tenants de la première s’inscrivent souvent en opposition vis à vis du socioconstructivisme qu’ils accusent d’être inefficace et discriminant, dans une vaste confusion entre méthode et théorie de l’apprentissage, caricaturant le socioconstructivisme comme une non-directivité et le refus de moments de leçon.

La même visée émancipatrice ?

Attardons-nous désormais sur l’idée que, dans les deux cas, il y aurait une vision d’émancipation. L’usage du mot est dans l’air du temps, sa simple définition demanderait un développement conséquent. La visée émancipatrice est énoncée chez Freinet, c’est même la finalité de toute sa pédagogie. L’émancipation du peuple a été et reste une préoccupation, une revendication des pédagogies coopératives qui s’inscrivent dans cette filiation.

Cette notion d’émancipation semble moins présente dans l’instruction directe. Bien sûr, en visant l’efficacité en termes de réussite à des tâches scolaires, l’enseignement explicite pourrait permettre aux plus fragiles de sortir de leur condition. Toutefois, l’émancipation ainsi considérée me semble restrictive vis à vis de sa construction historique, en particulier son aspect collectif issu de la tradition ouvrière du 19e siècle. Prendre le problème par le prisme de l’efficacité en termes de réussite scolaire s’inscrit davantage dans le fait d’offrir à chacun la possibilité de s’affranchir de manière individuelle sans que soit remis en cause un système qui, par nature, repose sur des relations entre dominants et dominés.

Il s’agit de deux stratégies différentes d’émancipation. L’instruction directe s’inscrirait davantage dans la stratégie rationaliste selon un modèle mimétique4. On raisonne alors en terme de déficits et de capacités. Il s’agit d’une logique binaire dans la mesure où elle ne concerne qu’une partie de la population : les exclus, les marginaux, les décrocheurs. Le sujet à émanciper est « pris dans un réseau institutionnel qui définit à l’avance son cheminement, les buts à atteindre, les étapes à franchir »5.

Deux autres stratégies présentées par François Galichet s’opposent à la stratégie rationaliste : la stratégie libertaire (modèle réaliste) et la stratégie constructiviste (modèle analogique). Elles se construisent à la fois à partir d’elle et contre elle. Freinet, et plus généralement les pédagogies coopératives, semblent davantage s’inscrire dans une stratégie constructiviste selon un modèle analogique. Comme dans la stratégie libertaire, le postulat d’égalité est un point de départ et le rapport entre les acteurs se veut plutôt horizontal. Dans une telle approche, tout apprentissage doit être motivé par un besoin réel, et la connaissance s’acquiert par la confrontation des points de vue6. Il s’agit de construire un espace organisé, un « modèle réduit », en partant du postulat selon lequel tout individu est « capable de reproduire, dans l’ordre des rapports sociaux adultes, les schèmes (coopération, démocratie, esprit critique, etc.) acquis dans et par l’ordre des rapports scolaires »7.

Deux approches différentes

Il y a clairement deux approches différentes entre l’instruction directe et les pédagogies coopératives, à la fois dans ce qui est entendu comme visée émancipatrice et comme stratégie pour y parvenir. Peut-on vraiment les comparer ? En réalité, ce n’est pas si simple d’interroger leur compatibilité tant il s’agit de deux objets différents. L’instruction directe se rapproche davantage de la méthode, d’un protocole à suivre, alors que les pédagogies coopératives regroupent un ensemble de pédagogies relativement proches qui prennent d’ailleurs leurs distances avec l’idée d’une quelconque méthode.

Pour qu’il y ait une pédagogie, trois éléments seraient nécessaires. Je reprends pour cela les trois pôles définis par Philippe Meirieu8 :

  • Axiologique : celui des valeurs, des finalités philosophiques, politiques.
  • Scientifique : celui des assises théoriques et scientifiques.
  • Praxéologique : celui des outils, des instruments mis en œuvre dans la pratique.

Nous retrouvons ce système dans les pédagogies coopératives à quelques nuances près, scientifiques comme la place faite à la psychanalyse chez Fernand Oury par rapport à Freinet, et praxéologiques.

Considérer l’instruction directe de la même manière n’est pas si simple et ceux qui la portent rejettent souvent toute idée de finalité politique, d’adossement à des valeurs. L’enseignement explicite serait « neutre », il serait simplement efficace. Cela se discute et l’on pourrait assez largement considérer la recherche d’efficacité comme une finalité, une vision de la société, et voir dans ce paradigme une forme de conservatisme dans le sens où il préserve le système tel qu’il est.

Sa proximité avec le behaviorisme explique aussi la difficulté à considérer l’instruction directe comme un système pédagogique global. Mais c’est peut être aussi là que se niche une forme de compatibilité apparente avec les pédagogies coopératives. Ces dernières ont régulièrement recours au plan de travail, outil permettant d’intégrer des formes d’individualisation du travail, sont souvent utilisés pour travailler des automatismes rappelant des formes inspirées du behaviorisme. Nous sommes proche de la pratique autonome décrite dans l’instruction directe. Toutefois, l’usage du plan de travail n’est qu’un élément d’un système global permettant des formes de coopération et des temps collectifs avec l’enseignant.

C’est le second point qui peut être considéré comme un rapprochement. Dans les pédagogies coopératives, les temps de leçon structurée sont bien présents9. Il y a bien une question de rythme qui n’est pas anodine, le moment où il va intervenir risque d’être différent, le recours à des situations problème ou des questionnements d’enfant sera davantage un préalable dans le cadre des pédagogies coopératives.

L’apport de la sociologie critique nous invite à être vigilant vis-à-vis des malentendus qui peuvent se nicher derrière des formes de pédagogie active. L’intégration de temps de leçon structurée semble être un élément important à prendre en considération tout comme la nécessité de l’explicitation. En ce sens, les pédagogies coopératives (qui restent des pédagogies du travail) prennent leur distance avec des pédagogies non directives.

Conclusion partielle

Je comprends qu’en tant que praticien on puisse trouver des éléments intéressants dans l’instruction directe tout comme dans les pédagogies coopératives. Bon nombre d’enseignants se retrouvent d’ailleurs probablement à utiliser tel ou tel outil de ces deux approches sans que les questions évoquées dans ce texte ne viennent remettre en cause leur pratique. Mais le fait est qu’il existe de part et d’autre deux radicalités qui sont en tension. L’instruction directe exige des règles à suivre, une forme de protocole à appliquer avec une approche instructionniste considérée comme plus efficace. De l’autre, les pédagogies coopératives assument une approche politique de transformation sociale marquée. Les mises en œuvre relèvent moins de la méthode et s’inscrivent dans une diversification. Si bien qu’il est possible d’y intégrer des démarches issues de l’instruction directe.

Les pédagogies coopératives, dans leur acception de transformation sociale, me semblent davantage être une praxis ; elles ont une finalité interne à l’action. L’instruction directe est davantage une poïésis, une production, une approche qui fait de la pédagogie une technique ce qui entre en contradiction avec les pédagogies coopératives. Nous reprenons en ce sens la réflexion d’Irène Pereira qui à la suite de Paulo Freire écrit : « L’action pédagogique ne consiste pas à mettre en œuvre des moyens efficaces pour atteindre une fin, fut-elle émancipatrice. En effet, il ne peut pas y avoir d’action pédagogique émancipatrice sans une continuité entre la fin et les moyens. »10

Guillaume Caron
Enseignant de mathématiques à Calais

À lire également sur notre site :

Constructivisme ou enseignement explicite ? Par Pierre Cieutat et Sylvain Connac

Supports pédagogiques et inégalités scolaires Recension de l’ouvrage de Stéphane Bonnéry aux éditions La Dispute, 2015.

La compétition pour les riches, la coopération pour les pauvres ? Entretien avec Stéphanie Fontdecaba et Sylvain Connac

La pédagogie coopérative : oui, si… Ou le point de vue d’un didacticien, entretien avec Michel Develay

La coopération, c’est politique ! Conférence de Sylvain Connac aux Rencontres d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques en 2017


Notes
  1. Steve Bissonnette, Mario Richard, « Le cognitivisme et ses implications pédagogiques », dans Clermont Gauthier et Maurice Tardif, (dir.), La pédagogie, théories et pratiques de l’antiquité à nos jours, Gaëtan Morin éditeur, 2005.
  2. Sylvain Connac, « Freinet, Oury, Collot : quelles différences ? », Spirale, 45, 2010.
  3. Étienne Bourgeois, « Théories de l’apprentissage, un peu d’histoire », Dans Étienne Bourgeois, Gaëtane Chapelle (dir.), Apprendre et faire apprendre, PUF, 2011.
  4. François Galichet, L’émancipation, se libérer des dominations, Chroniques sociales, 2014.
  5. Ibid., p. 142.
  6. On lira à ce sujet sur ce site l’article de Sylvain Connac et Pierre Cieutat qui discutent des liens et tensions entre constructivisme et enseignement explicite : https://www.cahiers-pedagogiques.com/Constructivisme-ou-enseignement-explicite
  7. François Galichet, L’émancipation, se libérer des dominations, Chroniques sociales, 2014.
  8. Philippe Meirieu, « Méthodes pédagogiques », dans Philippe Champy, Christiane Étévé, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, Retz (3e édition), 2005.
  9. Voir le chapitre « La place des leçons dans un processus d’apprentissage » dans Sylvain Connac, Enseigner sans exclure, ESF-Cahiers pédagogiques, 2017.
  10. Irène Pereira, « La réception de Paulo Freire face au néoconservatisme en France », Ecos – Revista Cientifica, 52, 2020.