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Livre du mois du n° 590 – Les données probantes et l’éducation

Sihame Chkair et Sylvain Wagnon (dir.), De Boeck Supérieur, 2023

Cet ouvrage collectif sur l’usage des données probantes expérimentales, issues d’expérimentations quantitatives dans les politiques éducatives, rend compte des réflexions développées au sein d’un séminaire qui a regroupé des spécialistes belges, français et québécois au printemps 2022.

On s’interroge d’abord sur la place accordée à ces données dans la formation en enseignement. Les stratégies efficaces sont peu enseignées en formation initiale. Les auteurs mettent en évidence une « résistance aux données probantes de certains chercheurs et formateurs de maitres », et vraisemblablement une résistance à une épistémologie positiviste, simplificatrice, qui ne se confronterait pas aux réalités éducatives complexes, alors que le jugement des professionnels est à prendre en compte.

D’autres auteurs discutent plutôt des fondements épistémologiques positivistes, qui se veulent neutres et efficaces pour élaborer la gestion publique. Ils refusent la rationalité instrumentale, unilatérale, qui ne prend pas en compte les interactions complexes de tous les acteurs, ainsi que les choix politiques (en vue de quelles finalités éducatives ?).

Puis plusieurs chercheurs montrent comment s’agencent les usages de la recherche evidence-based avec les politiques et les pratiques éducatives, les freins et l’importance de la prise en compte du modèle et des spécificités des environnements de l’implémentation. Ainsi, les auteurs apportent les éléments d’une redéfinition de la pyramide des preuves en pyramide des acteurs, en élargissant son périmètre par des politiques éducatives éclairées et non fondées par les données probantes.

Mises en œuvre aux États-Unis (2002), en Angleterre (2011) et portées par l’Union européenne et le réseau Eurydice (2006), on analyse également dans le contexte français comment les données probantes sont produites, diffusées, institutionnalisées et évaluées dans les politiques éducatives par le CSEN (Conseil scientifique de l’Éducation nationale, créé en 2018) et le CEE (Conseil de l’évaluation de l’école, créé en 2019).

Est questionnée ensuite la pluralité des recherches en éducation, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives, expérimentales ou pragmatiques, en tenant compte des réalités multifactorielles. C’est ainsi qu’est réfutée la supériorité présumée des recherches positivistes et des données probantes en éducation face aux recherches qualitatives.

Roger-François Gauthier, en tant que grand témoin de ces questionnements élaborés durant le séminaire, interroge le caractère non neutre des données probantes, leurs usages dans les politiques éducatives, leur caractère prescriptif ou injonctif pour les professionnels, la dévalorisation des savoirs issus de l’expérience, la temporalité et l’empressement des évaluations de « ce qui marche », la simplification, et l’objet de la mesure (qui, quoi ?), avec un silence sur les finalités du système éducatif.

Ce livre s’avère précieux pour mieux comprendre l’usage des données probantes en éducation ainsi que leur articulation aux décisions des politiques éducatives, au nom de la recherche d’efficacité.

Andreea Capitanescu Benetti

Questions à Sihame Chkair et Sylvain Wagnon

©Sihame Chkair

Pourquoi avoir organisé un séminaire sur ce sujet, et en quoi celui-ci revêt-il une importance peut-être sous-estimée par les acteurs sur le terrain ?

L’organisation d’un séminaire régulier regroupant des spécialistes internationaux sur les enjeux des données probantes en éducation s’insérait dans le travail de thèse de doctorat soutenue en juin dernier par Sihame Chkair. Les objectifs étaient de définir et d’analyser l’émergence des méthodologies des données probantes dans le paysage éducatif et d’étudier les liens entre ces recherches et les pratiques en classe. Il nous a semblé que nier leur existence serait faire la politique de l’autruche, et que voir à travers elles la solution à toutes les questions éducatives serait un leurre, voire une manipulation. L’ouvrage issu de ces séminaires souligne donc les avantages, les limites et les risques de l’utilisation des données probantes en éducation.

Finalement, pour vous, quelle définition satisfaisante peut-on donner des « données probantes » ?

La méthodologie dite des données probantes vient de la recherche médicale. Il s’agit de recherches scientifiques fondées sur des essais contrôlés randomisés, c’est-à-dire l’observation de plusieurs groupes dont l’un expérimente les éléments de la recherche permettant une comparaison à l’autre. Mais ce que nous rappelons dans l’ouvrage, c’est que l’étude et l’utilisation de telles données impliquent une connaissance et une prise en compte de leurs conceptions, productions, évaluations, finalités et usages. Ce ne sont pas les données probantes qui posent problème, c’est la prise en compte, comme dans toute recherche, de tous ces paramètres qui doit être questionnée.

Peut-on comparer raisonnablement cet instrument en médecine et en éducation ?

La transférabilité et la généralisation des recherches fondées sur des données probantes du domaine médical au domaine éducatif méritent une réflexion. Nous sommes sur deux domaines différents, c’est une évidence. Les systèmes politiques ont perçu l’intérêt des données probantes comme des solutions toutes faites, non discutables, créant une hiérarchie entre les différentes méthodologies scientifiques de recherche. Nous avons voulu sortir des faux débats en montrant que toute recherche en éducation doit prendre en compte les caractéristiques et les spécificités de l’acte éducatif, qui n’est pas le domaine médical, et montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre des données quantifiables et observables et des données prenant en compte des éléments relationnels, humains, psychologiques, émotionnels, etc., qui entrent dans la compréhension de l’acte éducatif et de sa transformation. Opposer les données probantes aux acteurs est une instrumentalisation.

Comment valoriser l’expérience et les savoirs des professionnels de l’éducation dans le nouveau paysage institutionnel qui quadrille leur métier ?

Les enseignants, les scientifiques et les décideurs politiques ont besoin de données les plus fiables possibles. Nos systèmes éducatifs doivent évoluer vers plus d’« efficacité », tout en sachant, et c’est un débat dans le livre, ce que nous pouvons entendre par efficacité. La question est surtout « quelle école voulons-nous, et pour quelle société ? ». Les recherches scientifiques doivent être des leviers et des outils au service des enseignants. Il est facile de dire, sous couvert d’une recherche de données probantes, « c’est comme ça qu’il faut faire » et « vous n’avez qu’à… », mais tout le monde sait bien que l’éducation mérite mieux qu’une injonction.

Nous n’avons pas été surpris de la violence des débats sur cette question des données probantes, c’est bien la marque de leur présence et de leur poids grandissant dans le paysage éducatif. Nous n’avons pas voulu omettre les conflits sur la question mais proposer un travail rigoureux qui fait le point et propose des perspectives constructives permettant aux recherches en éducation d’utiliser des méthodologies différentes pour une connaissance la plus fine possible de l’acte éducatif, en prenant en compte des éléments quantifiables, observables et les multiples paramètres humains.

Propos recueillis par Andreea Capitanescu Benetti

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