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Douze lectures pour repenser l’école : perspectives vers demain

L’AFAE (Association française des acteurs de l’éducation) nous livre en cette fin d’année scolaire un dossier décalé de la forme habituelle de ses productions éditoriales – actes de colloque ou dossiers thématiques. Pour ce dossier n° 186, douze membres du comité de rédaction de la revue Administration & Éducation ont choisi d’aller chercher des textes qui ont, à leurs yeux, marqué la pensée éducative, avec l’espoir que ces douze lectures aideront à esquisser des perspectives pour repenser l’école de demain.
Leurs contributions conduisent le lecteur à réexaminer ce que les points de vue sur l’école de personnalités aussi différentes que Mona Ozouf, Paulo Freire, Ivan Illich, Edgar Morin, Paul Langevin et Henri Wallon, Émile Durkheim, Daniel Pennac, François Dubet et Marie Duru-Bellat, Gaston Bachelard, etc., peuvent éclairer face aux questions d’aujourd’hui. Le parcours s’avère instructif et passionnant.
Dans un édito percutant Anja Louka, inspectrice générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche, pose les objectifs : « Ce numéro a pour ambition, dans ce contexte sociétal incertain et changeant, de prendre ancrage dans des textes qui ont marqué la pensée éducative et qui permettent d’apporter des réponses venues d’horizons historiques et géographiques divers. » Elle ajoute : « Nous faisons le pari que les douze textes présentés ici permettent de trouver des points d’appui à nos interrogations et d’enrichir nos débats actuels. »
Que retenir de ces douze lectures ?
L’ancien directeur général de l’enseignement scolaire Alain Boissinot, citant Durkheim, rappelle qu’« on ne décrète pas l’idéal ; il faut qu’il soit compris, aimé, voulu par ceux dont c’est le devoir de le réaliser. » Une façon de souligner l’importance de ne pas cantonner les acteurs au rôle d’exécutants. Pour avoir quelque chance d’aboutir, toute réforme doit s’appuyer sur la construction « d’un consensus de “l’opinion compétente” en associant pleinement les acteurs ». Pas sûr que les dernières impulsions ministérielles – dont le « choc des savoirs » et les groupes de besoins – soient allées dans ce sens.
Jean-Charles Ringard, inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche, à la lecture de L’emprise scolaire de François Dubet et Marie Duru-Bellat, met en relief la thèse des auteurs : « L’emprise scolaire “colonise” la famille, le monde du travail et d’une certaine manière notre société. Dans ce cadre, la valeur éducative et culturelle des études compte moins que leur valeur sélective. » L’emprise scolaire « affaiblit les autres formes de valeur et de mérite, à commencer par le mérite professionnel. » Au bout du compte, pour reprendre le sous-titre du livre : « Trop d’école tue l’éducation. »
Le discours méritocratique accentue le clivage entre les vainqueurs et les vaincus du système au lieu de réduire les inégalités et « engendre en fait des valeurs de haine de soi et des autres, et de défiance envers la culture et la raison » chez les vaincus. Les deux sociologues ne se contentent pas de poser un diagnostic, ils font aussi une série de propositions (limitation de l’impact du diplôme, construction de communautés éducatives, création d’une école commune basée sur des programmes conçus pour tous les élèves, etc.). Propositions qui interrogent certaines des mesures actuelles…
Jean-Christophe Deberre, ancien directeur général de la Mission laïque française, et Thierry Loiseau, proviseur honoraire, s’intéressent à la pensée d’Edgar Morin, qui insiste sur l’urgence de changer l’école pour préparer les jeunes à affronter l’incertitude, apprendre à vivre et faire face aux périls qui menacent l’humanité. Le titre donné à l’article « Tout ce qui ne se régénère pas dégénère » reprend une idée chère à Morin : du chaos, de la complexité peut surgir l’inattendu. D’où l’importance de rester attentifs aux signaux faibles, aux initiatives locales qui, peut-être, peuvent régénérer l’école et lui permettre « d’accomplir la mission historique du savoir-vivre-penser-agir au XXIe siècle ».
À la relecture du plan Langevin-Wallon, Annie Tobaty, inspectrice générale honoraire de l’Éducation nationale, note que « l’éducation populaire n’est pas seulement l’éducation pour tous, c’est la possibilité pour tous de poursuivre au-delà de l’école et durant toute leur existence le développement de leur culture intellectuelle, esthétique, professionnelle, civique et morale ». Il n’est pas inutile de mettre en relief que ce plan mentionnait déjà, il y a quatre-vingts ans, que « la culture générale représente ce qui rapproche et unit les hommes » et rappelait que « dès la maternelle : la formation des habitudes physiques, habitudes de sociabilité orienteront l’enfant vers la conscience de l’existence d’autrui et le respect de ses droits ».
Si le retour à Durkheim, Bachelard, Morin, Illich, Freire, etc., éclaire certaines des questions posées à l’école d’aujourd’hui, j’ai pris un plaisir particulier à la lecture des deux chapitres consacrés à deux récits plus intimes : Composition française, de Mona Ozouf, et Chagrin d’école, de Daniel Pennac.
Annie Lhérété, inspectrice générale de l’Éducation nationale honoraire, montre comment la jeune Mona a dû se construire entre trois univers ー l’école, l’église, la maison ー et deux langues : le breton et le français. Face à ces univers aux visions différentes, « Mona apprend à croire ou ne pas croire, à douter, à questionner. Elle découvre la perplexité. Comment trouver sa voie quand il faut vivre avec plusieurs lots de croyances ? » interroge Annie Lhérété.
Le salut, pour Mona, viendra des livres. « L’acte de lire recèle toujours la chance d’un contre-enseignement », écrit-elle. « Chacun doit composer son identité en empruntant à des fidélités différentes. […] la multiplicité nous interdit par ailleurs de considérer les identités comme passivement reçues. Certes, bien des groupes auxquels nous appartenons n’ont pas été volontairement élus par nous. Mais précisément, leur foisonnement même nous invite à ne pas les essentialiser, nous entraîne à les comparer, ménage pour chacun de nous la possibilité de la déprise, car cette part non choisie de l’existence, nous pouvons la cultiver, l’approfondir, la chérir, mais nous pouvons aussi nous en déprendre, la refuser, l’oublier. »
À l’heure où on insiste sur l’importance de l’école dans la formation de l’esprit critique, ces paroles prennent une résonance particulière. L’école se doit, selon l’autrice du chapitre, d’aider chaque élève à « organiser la coexistence des valeurs universelles et des mémoires particulières ». Elle poursuit : « Outre la transmission des connaissances, l’école doit aujourd’hui se donner la mission d’éveiller à la perplexité, d’initier à la déprise, d’enseigner la hiérarchisation, afin que le futur citoyen dispose des outils pour arbitrer entre les croyances toujours plus nombreuses, pour trouver sa voix et sa voie. » Un chapitre qui donne envie de lire ou relire Composition française.
Si Monique Chestakova, ancienne cheffe d’établissement dans le secondaire, s’intéresse à Chagrin d’école de Daniel Pennac, c’est parce qu’à ses yeux ce « récit autobiographique propose au lecteur une réflexion sur la manière dont les facteurs humains résonnent et agissent au cœur d’une institution formelle et ritualisée ». Évoquant ses souvenirs de l’élève cancre qu’il fut et du professeur qui a essayé de s’en souvenir, Daniel Pennac souligne l’importance que peut prendre parfois un autre regard du prof sur l’élève en difficulté, un regard qui fait sauter les blocages et redonne confiance.
Pour l’autrice du chapitre, l’intérêt de ce Chagrin d’école, c’est que « sans leçon de pédagogie, sans référentiel de compétences, il nous fait toucher du doigt en quelques pages ce qui fait la particularité du métier dans sa pratique, la manière d’être là, avec les élèves, la manière de les regarder, de leur parler, la manière d’habiter la classe, pour réussir à les emmener loin, avec le contenu préparé, les objectifs ficelés, et l’attention nécessaire à ce qui se joue dans l’instant. » Une invitation à relire aussi Chagrin d’école.
Si la lecture de ce dossier de l’AFAE peut éclairer judicieusement certaines des questions qui se posent à l’école d’aujourd’hui, ces points d’appui ne vont pas de soi, car comme l’évoque Anja Louka dans l’édito : « La chose la plus difficile n’est pas d’avoir de bonnes idées pour l’école, mais d’y travailler en cohérence. » Il s’agirait donc de mettre en relief « au-delà des divergences […] le dénominateur commun, partagé par tous, susceptible de fonder des valeurs communes ». Le regroupement des contributions autour des valeurs républicaines de liberté, égalité et fraternité mise sur le fait que ces valeurs sont encore largement partagées par l’école et la société. Il faut l’espérer.
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