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L’emprise scolaire, Quand trop d’école tue l’éducation

Dans un écrit de jeunesse, Karl Marx qualifiait le diplôme comme « baptême bureaucratique du savoir ». Au fond, c’est un peu dans cet esprit iconoclaste et démystificateur qu’on peut lire cet ouvrage de deux sociologues qui ont beaucoup travaillé sur le sujet. L’école française si ardemment glorifiée aussi bien à gauche qu’à droite (où on est surtout dans la reconstruction d’une école ancienne soi-disant « la meilleure du monde ») met-elle vraiment au premier plan les savoirs et les compétences alors que la fonction sélective reste prédominante, avec une sacralisation de la certification par le diplôme et un règne de la « méritocratie » dans lequel c’est un peu « malheur aux perdants ». Plus d’école, plus d’égalité des chances, plus de jeunes diplômés, réclame-t-on de part et d’autre. Et s’il fallait revenir à l’impitoyable réquisitoire de Ivan Ilitch dans les années 70.
Bien sûr, l’ouvrage est bien plus nuancé. Il ne s’agit pas de nier tout ce que l’éducation formelle et son ouverture à un public de plus en plus large a apporté. Mais comme il est dit dans l’introduction : « la scolarisation intense affaiblit d’autres modes de socialisation et d’apprentissage, parce qu’elle affecte les valeurs et les compétences émanant du travail lui-même, parce qu’elle engendre nécessairement des tensions et de nouvelles inégalités ». On charge trop l’école d’un côté, mais on lui donne une importance démesurée, laquelle peut engendrer rancœur et ressentiment chez ceux qui ne réussissent pas le parcours académique qui est le seul qui vaille vraiment dans notre société. Les auteurs sont bien conscients qu’il y aurait une lecture paresseuse de leur livre comme « apologie de la soumission de l’école aux seuls besoins de l’économie et comme un renoncement à l’éducation elle-même »
Dans un premier chapitre, les auteurs questionnent le postulat selon lequel massifier signifie forcément démocratiser l’accès au savoir. Les inégalités sont d’une certaine façon repoussée plus loin dans le parcours, mais elles restent fortes et de fait les élèves de milieux favorisés reçoivent davantage d’aide publique que les élèves de milieu populaire, contrairement à une idée courante. Et ce qui intéresse les auteurs, c’est de savoir ce qui est réellement acquis et qui permettra ensuite une insertion dans la société sous plusieurs aspects : professionnel, social… » La quantité- la longueur des études- ne peut compenser la qualité-ce qu’on a appris ».
Un second chapitre s’intitule malicieusement « s’éduquer plus pour gagner plus ? » et montre combien il n’y a pas forcément adéquation entre diplôme et maitrise de compétences essentielles dans la vie (notamment les soft skills, les compétences psycho-sociales) ni entre diplôme élevé et emplois. D’ailleurs, dans certaines Grandes Ecoles, une fois passée la sélection par le concours, on va souvent apprendre autrement, de manière moins académique (cas de HEC par exemple).
Les auteurs analysent ensuite ce que peut être cette « emprise scolaire » à l’heure du numérique et des réseaux sociaux et de la difficulté pour les enseignants de maintenir un rapport au savoir classique. Et l’obsession du diplôme fait aussi que les « anticipations d’utilité écrasent toutes les autres motivations ». L’irruption des cultures juvéniles dans l’école déstabilise les rapports entre les élèves et l’institution. Plutôt que de l’envisager sous un angle purement négatif, ne faudrait-il pas la prendre en compte davantage, s’y intéresser plus en tout cas.
Le chapitre « vainqueurs et vaincus » est important : il explique pourquoi tant de « passions tristes » (titre d’un livre de François Dubet, expression empruntée à Spinoza) se répandent chez ceux qui n’ont pas réussi à l’école et peuvent se sentir « méprisés ». L’emprise scolaire, du coup, finit par affaiblir les démocraties » en ne tenant pas ses promesses. A l’égalité des chances dont on réclame seulement qu’elle soit davantage « pure et non faussée », les auteurs opposent l’idée de solidarité, mise à mal par l’idéologie méritocratique.
Les deux derniers chapitres ouvrent des pistes pour le développement d’une école réellement commune mais aussi pour faire en sorte qu’on puisse aussi apprendre ailleurs qu’à l’école. Pour bien montrer que la critique de l’omnipuissance de l’école ne va pas ici dans une orientation « droitière », le plaidoyer est fort pour l’école commune, mise à mal récemment par la mise en place des groupes de niveau en collège et l’abandon de l’ambition du socle commun. « L’école commune doit garantir le niveau exigé des élèves qui seront les moins chanceux ou les moins bons ». Et qu’on ne dise pas que cela ne peut se faire que par un amoindrissement des exigences, de la même façon que le développement de compétences diversifiées n’implique nullement un renoncement aux savoirs. Mais il faut que l’école prenne davantage en compte les diverses manières d’apprendre, et une école républicaine digne de ce nom doit opposer au « séparatisme », la fraternité.
Par ailleurs, tout ne doit pas se jouer à l’école, il convient de « multiplier les voies de formation » tout le long de la vie. Cela va de pair cependant avec un combat pour la revalorisation du faire et pour donner du sens au travail. « Se polariser sur les seules politiques scolaires pour réduire les inégalités sociales risque de détourner des politiques sociales et économiques »
En conclusion, les auteurs en appellent à la réflexion, mais aussi au courage politique pour secouer les conformismes et imaginer à la fois une autre école et une autre place de l’école dans la société.