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Collaborer, enquêter et créer pour ne pas décrocher
Imaginez un petit lycée professionnel en grande difficulté économique1, situé dans une ancienne ville industrielle, enclavée culturellement, accueillant près de 340 élèves dont la majorité a suivi ses études dans des collèges environnants estampillés réseau d’éducation prioritaire et provient de familles appartenant à la catégorie socioprofessionnelle défavorisée.
Imaginez une modeste équipe éducative, bienveillante et exigeante avec ces apprenants qui s’évertue, par une relation de confiance, la démarche d’enquête, et les pédagogies de l’alternance, du projet et de l’expérience, à instruire, éduquer, former et orienter au mieux ces jeunes subissant la reproduction sociale, la violence symbolique, la crise économique et politique…
Imaginez, enfin, une classe de dix élèves de CAP Installateur en froid et conditionnement d’air, ayant un rapport de défiance vis-à-vis de l’école, venant pour plus de la moitié d’entre eux d’une troisième de section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) et d’une unité localisée d’inclusion scolaire (ULIS), construire et vivre lors d’un cours intitulé « chef-d’œuvre » un projet professionnel émancipateur sur deux années avec leurs professeurs.
Durant cette aventure pédagogique collective, ce groupe d’apprenants et leurs enseignants, produisant des connaissances à partir d’échanges écrits et oraux, sont devenus, au fil du temps et des nombreuses actions opérées, une véritable communauté discursive, une surprenante classe coopérative. Ensemble, ils ont mis en place au sein de la classe des institutions (boite à questions, comment ça va ?, conseil, vote ritualisé, etc.) leur permettant de favoriser l’expression de chacun, de réguler la circulation de la parole, de confronter leurs opinions, et de respecter individuellement les choix d’actions réalisés par le groupe et légitimés par une discussion et un vote.
Forces de propositions, responsables de la communication du projet, acteurs de leur formation, ces élèves, par le biais d’activités régulières de délibération, ont appris à s’engager progressivement dans des débats, à respecter l’avis d’autrui, à exprimer et à défendre leurs idées, et à trouver des consensus pour réaliser ensemble des actions formatrices.
Au cœur de ce projet, les institutions de la communauté discursive soutenant la concertation, la controverse et le pouvoir partagé de décision, ont constitué des outils et dispositifs permettant de développer très modestement « une éthique de la participation2 » en visant à augmenter la puissance de penser et d’agir de chacun de ses membres.
Guidés par leurs professeurs qui animaient le plus souvent les interactions, et encadraient les activités du groupe-classe, les apprenants ont pensé et réorganisé peu à peu tout leur environnement de travail en réaménageant leur salle d’enseignement professionnel et leur atelier. Afin de pouvoir mener ces opérations de transformation, ils ont été dans l’obligation de demander des autorisations auprès du directeur délégué aux formations professionnelles et technologiques et des proviseurs. Pour cela, ils ont construit une argumentation collégiale étayée, fruit d’une enquête qu’ils avaient menée au lycée, convaincant tous les responsables de ce dernier.
Au cours de ce projet, à travers des activités imaginées, pensées, conçues et structurées en amont par les enseignants en équipe, les élèves n’ont cessé d’être placés dans une démarche d’enquête. Ils ont questionné des apprenants de deuxième année de CAP, leurs professeurs d’enseignements professionnels et le directeur délégué aux formations professionnelles et technologiques pour recueillir les changements qu’ils plébisciteraient pour rendre les espaces de travail des futurs climaticiens-frigoristes plus ergonomiques, conviviaux et sécurisés.
Les élèves ont également rencontré des maitres de stage, écouté leurs expériences et conseils, partagé leurs représentations du métier, découvert le slam auprès d’un artiste lyonnais et pratiqué des ateliers d’écriture et de déclamation individuels puis collectifs portant sur la formation et la profession.
Ils ont aussi mené en groupe deux autres recherches significatives : la première portant sur leur formation professionnelle pour participer au concours « Je filme ma formation » 2021-2022, et la seconde étudiant le métier de monteur-assembleur dans le froid afin de candidater au concours « Je filme le métier qui me plait » 2022-2023. Dans chacune de ces enquêtes, les apprenants, tels des chercheurs, se sont questionnés, documentés, et sont allés recueillir sur divers terrains d’investigation des réponses à leurs interrogations.
Pendant ces deux années, par le biais de ce projet pensé à partir d’une approche pragmatiste, les enseignants ont organisé différentes visites et rencontres à l’extérieur de l’établissement pour faire vivre de nouvelles expériences aux apprenants en les sortant de leur espace vécu, qui se situe dans des territoires localisés à dix kilomètres du lycée pour les plus éloignés.
Les élèves ont pu visiter avec plaisir et intérêt des établissements scolaires de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dans lesquels ils ont été incités et encouragés à poursuivre leurs études. Ils ont eu aussi la possibilité d’explorer le musée des Beaux-Arts à Lyon afin d’enrichir leur culture, d’éprouver et de partager des émotions face à la beauté des œuvres, et de développer leur envie de découvrir d’autres lieux artistiques.
Ils ont eu également la chance de visiter à Montluel l’entreprise Carrier, centre d’excellence mondial en matière de refroidisseurs de liquide et de pompes à chaleur, et ont tous été très impressionnés par l’immense usine de production, le centre de tests des réalisations, les laboratoires de recherche et de développement. Ils ont eu l’opportunité de questionner des responsables d’unité autonome de production, de méthodes, de la formation interne ; le directeur du service de recherche et de développement ; des ouvriers qualifiés (monteur-assembleur, braseur et câbleur) et la directrice des ressources humaines.
Enfin, ils ont pris l’initiative de proposer à cette dernière de filmer au sein de la société le métier de monteur-assembleur dans le froid au contact de la chaine de production, en sollicitant des salariés pour participer à cette activité. Cela a représenté une première action nouant un partenariat pérenne entre le lycée professionnel l’Odyssée et l’entreprise Carrier.
Ces expériences de vie et d’apprentissage, reliant l’école au monde, les apprenants aux enseignants, et les émotions à la formation, n’ont cessé de susciter du plaisir et du désir d’apprendre chez les élèves et leurs professeurs en donnant du sens à leurs apprentissages, à leur présence au lycée et à leur poursuite d’études ou dans le métier.
Au final, ces apprenants, qui avaient une faible estime d’eux-mêmes et de leurs capacités scolaires à leur arrivée au lycée, et qui souhaitaient pour la plupart intégrer la vie active après l’obtention de leur diplôme, ont développé de la confiance en leurs propres compétences et de l’autonomie, qui ont fait naitre en eux l’envie de poursuivre leurs études.
Accompagnés et orientés par leurs enseignants, ils se sont engagés collectivement dans la réalisation de deux montages vidéo, l’un valorisant leur formation, Le froid, une formation pour toi, l’autre présentant un métier qui pourrait constituer un débouché professionnel, Monteur-assembleur dans le froid, et si c’était ta voie ?.
Ces modestes créations ont été sélectionnées par les jurys des concours et de ce fait mises en ligne sur le site Parcours métiers. Cela a représenté une récompense symbolique pour le groupe-classe, qui a vu son travail un peu valorisé à l’échelle locale, régionale et nationale.
Aujourd’hui, tous les élèves qui ont vécu ce projet ont obtenu leur CAP. Sept d’entre eux vont poursuivre leurs études en bac professionnel, un a obtenu une promesse d’embauche dans une entreprise de climatisation, un autre effectue différents travaux d’intérim et le dernier est accompagné par une mission locale pour trouver un emploi.
Durant ce projet fédérateur, ces futurs citoyens ont appris davantage à se connaitre, à se questionner, à débattre, à faire preuve d’esprit critique, à travailler ensemble, à s’apprécier, à s’entraider, à mener des enquêtes sur le monde qui les entoure, à communiquer, etc. Deux élèves ont d’ailleurs accepté d’être les ambassadeurs de la filière du froid du lycée pour aller présenter leur CAP dans un collège à proximité de leur établissement afin de valoriser cette dernière et de faciliter les choix d’orientation de collégiens ayant des interrogations.
La dernière proposition émanant de cette aventure humaine a été de créer une association d’anciens élèves permettant de conserver les liens tissés durant ces deux ans entre professeurs et apprenants. Ce projet formateur semble donc avoir rendu possible pour les élèves et les enseignants l’émergence de futures expériences scolaires, sociales et professionnelles encore plus stimulantes et enrichissantes.
Si en tant que professeurs, nos rôles premiers sont d’instruire, d’éduquer et de former, ce projet nous parait montrer que les capacités à intéresser les élèves, à les enrôler et à les orienter dans leurs apprentissages, dans des activités, dans des projets, dans leur formation, dans leur poursuite d’études, et au final dans leur vie, semblent constituer des compétences fondamentales à travailler en formation initiale et continue des enseignants pour mieux remplir nos missions, continuer à développer notre professionnalité et empêcher par-dessus tout les élèves, mais aussi les professeurs, de décrocher.
Sur notre librairie :
N° 540 – Voie professionnelle : (r)évolutions en cours
Coordonné par Sabine Coste et Nicole Priou
La rénovation de la voie professionnelle engagée en 2009 a modifié les représentations sur les études initiales et la façon d’envisager les inégalités scolaires. Les caractéristiques sociales des jeunes scolarisés dans la voie professionnelle se sont, elles aussi, modifiées. Entre « diplôme bradé » et « émancipation sociale », quel état des lieux ?
Notes
- Depuis la promulgation de la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » datant du 5 septembre 2018, le montant de la récolte de la taxe d’apprentissage recueilli par le lycée a considérablement baissé. Il n’a cessé chaque année de diminuer.
- Manuel Perrenoud, « Être capable d’entrer dans un ordre symbolique : Essai de schématisation des conditions de l’autonomie pour une philosophie de l’éducation à partir de Paul Ricœur », Éthique publique [en ligne], vol. 24, n° 2, 2023, p. 6, http://journals.openedition.org/ethiquepublique/7171.