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Débattre autour d’une rivière

Les élèves d’école maternelle possèdent une rare capacité à s’engager dans des recherches empiriques dès lors qu’ils se questionnent. Mais bien sûr, l’accompagnement de l’enseignante est décisif, comme ici dans le cadre d’une recherche collaborative.

Lors de la première séance, les élèves d’une classe de moyenne-grande section ont observé la rivière Les Viennes, qui coule près de l’école. De retour en classe, ils discutent des raisons qui font selon eux se déplacer l’eau de la rivière. Ce moment a été précédé d’un temps réflexif où chacun a dessiné la rivière et a exprimé, avec l’aide d’une dictée à l’adulte (une pratique courante à l’école maternelle), la raison pour laquelle l’eau se déplace . La séance se termine par le positionnement des élèves dans le tableau. Chacun écrit son prénom dans une des colonnes , selon qu’il pense ou non que le vent est responsable du mouvement de l’eau de la rivière.

Fig.1 : écrits individuels E1, E2, E3 et E4 d’un même élève

Au cours de la deuxième séance, l’enseignante part du tableau de positionnement, et après avoir constaté le désaccord, amène les élèves à débattre. Le débat est partiellement retranscrit ici (Fig. 3). À l’issue de celui-ci, l’enseignante invite les élèves à réaliser deux expériences. Celles-ci font figure de familiarisation pratique avec deux phénomènes, le vent et la pente. L’une consiste à faire se déplacer de l’eau en soufflant avec des pailles ; l’autre à réaliser la même opération, mais en penchant le récipient. La séance 2 se termine par un écrit individuel (E2, Fig. 1) répondant à la consigne : quelle est l’expérience qui nous explique le mieux le courant, pour vous, le courant qu’on trouve dans la rivière ? C’est aussi l’occasion pour chaque élève de justifier sa nouvelle position (pente ou vent) par une nouvelle dictée à l’adulte.

La séance 3 démarre par un regroupement des dessins précédents suivant le critère sélectionné par chaque enfant (vent ou pente). L’enseignante annonce : « On va vérifier si ce que vous avez choisi comme expérience, ça correspond à ce que vous aviez pensé. » Chaque enfant est alors invité à confirmer sa position dans le tableau de positionnement (en entourant son prénom en vert ou en le faisant migrer dans l’autre colonne au moyen d’une flèche verte). Elle se poursuivra par des investigations empiriques dans la cour un jour de pluie. Celles-ci les amèneront à observer l’eau couler dans différents endroits de la cour ou à rechercher des endroits propices pour simuler une rivière (le toboggan, par exemple).

La séance 4 se poursuivra sur le même mode un jour sans pluie en utilisant des cruches d’eau. Ces séances 3 et 4 donneront lieu à d’autres écrits réflexifs (E3 et E4, Fig. 1) et chacune d’elles se terminera par un retour des élèves vers le tableau de positionnement afin de faire évoluer ou non leur position. L’état du tableau de positionnement T4 en fin de séance 4 est représenté dans la Figure 2 (partie droite). La dernière séance sera consacrée à une recherche documentaire à partir de différents documents.

Figure 2 : Tableau de positionnement (version T1 à gauche et T4 à droite).
La posture de l’enseignant

L’enseignante négocie les désaccords, non pour traiter le problème, mais plutôt pour faire qu’il devienne l’affaire de tous. C’est là toute la différence entre la question de départ « qu’est-ce qui fait couler l’eau de la rivière ? » et le problème à appréhender en tenant compte de toutes les raisons possibles, y compris celle la moins concevable pour des enfants de cet âge, la pente, puisque celle-ci n’est pas visible. L’analyse que nous présentons ici est centrée sur le débat de la séance 2. L’enseignante fait d’abord constater, à l’aide du tableau de positionnement, le désaccord des élèves sur les raisons qui font se déplacer l’eau de la rivière (à ce stade la seule raison invoquée est le vent, les élèves se sont positionnés au moyen du tableau en faveur ou non de cet argument), puis les invite, selon ses mots, « à travailler ». Elle les invite alors à débattre .

 Extrait du débat argumentatif de la séance 2.

La posture épistémologique de l’enseignante favorise la capacité argumentative des élèves. En effet, sans jamais survaloriser un argument d’un élève, en le rendant juste disponible pour que la communauté réagisse au moyen de différentes techniques (la reformulation, le questionnement pour approfondir, l’étonnement, la demande d’explicitation ou encore donner voix au chapitre à une élève en position minoritaire), elle négocie les désaccords. Elle conjugue ainsi deux conditions antagonistes pour développer l’argumentation, susciter des désaccords et favoriser la coopération.

La spécificité des écrits

Les écrits individuels possèdent des fonctions réflexives diverses. Tout d’abord, faisant suite à une activité empirique, ils obligent l’élève à prendre une certaine distance par rapport à celle-ci et à se dégager de l’aspect émotionnel lié au vécu toujours très fort chez des élèves de cet âge, et en même temps à se questionner. En effet, ces dessins ne sont pas réalisés pour mémoriser l’activité. Ils répondent à des consignes qui contraignent les élèves à se poser des questions. C’est ainsi que E1 est produit après que l’enseignante est revenue sur l’observation effectuée par les élèves, l’eau de la rivière se déplace, et que le vent a été évoqué comme une des causes possibles de ce déplacement. La consigne est : « Vous allez dessiner l’eau de la rivière qui se déplace. »

Pour l’écrit E2, les élèves sont invités à choisir, entre deux expériences (souffler sur l’eau avec une paille ou pencher une barquette remplie d’eau), celle qui « explique le mieux selon eux pourquoi l’eau de la rivière se déplace ». Ainsi, avec cet écrit, il s’agit pour l’élève de se positionner par rapport aux deux arguments émergents du débat : le vent et la pente. Nous sommes là très près de ce qui est demandé à travers le tableau de positionnement, mais en argumentant la position en s’appuyant sur le référent empirique, sans subir, au cours de ce moment, l’influence du groupe.

Les écrits E3 et E4 ont quant à eux des fonctions explicatives. Pour E3, il s’agit d’expliquer comment faire une rivière avec un toboggan et pour E4 d’expliquer le circuit d’eau venant du toit. Outre le caractère réflexif qu’ils impliquent lors de leurs conceptions, ils sont également des écrits pour faire parler (au moment de la dictée à l’adulte qui suit leur élaboration). Ce moment d’échange avec l’enseignante est un nouveau temps réflexif suscitant l’argumentation de l’élève. Enfin, ils gardent en mémoire le facteur selon eux responsable du déplacement de l’eau (vent ou pente) qui est inscrit sous forme de mot de la main de l’élève.

La clé de voute de l’argumentation

Le tableau de positionnement constitue une sorte de fil rouge permettant aux élèves de garder le cap au cours des diverses investigations. La forme prise en fin de parcours (T4, Fig. 2) peut sembler confuse, mais les élèves se repèrent relativement facilement grâce au code couleur.

Ce tableau rassemble de manière synoptique l’ensemble du groupe, offrant ainsi une vision de la position de chacun. De ce point de vue, il est un outil privilégié pour favoriser l’argumentation en jouant à la fois sur l’opposition et la coopération. Pour l’enseignant, il est un outil de négociation des désaccords.

Il joue le rôle d’un moyen de tissage entre les activités. Par exemple, pour souligner le désaccord dans la classe et enclencher un débat. Lorsque le désaccord persiste, l’enseignante s’appuie sur ce tableau pour inviter les élèves à une autre activité. Il est une aide à la médiation enseignante. À partir de cet outil, l’enseignant peut donner voix au chapitre à un élève, même si sa position est minoritaire, faire constater les désaccords et inviter à de nouvelles investigations empiriques. Son usage de manière récurrente permet de reproblématiser la question.

Pour les élèves, le recours régulier à cet outil les engage à se mobiliser sur la recherche d’explications et à adopter une posture de secondarisation de l’action. Il ne s’agit plus de faire pour faire, comme sont enclins à procéder beaucoup d’élèves de cet âge, mais de faire pour comprendre.

Enfin, ce tableau est évolutif : chaque élève a la possibilité de changer de position ou de manifester, le cas échéant, le doute sous forme d’un point d’interrogation. De ce point de vue, il invite les élèves à adopter une attitude de remise en question, les engageant à nouveau dans des débats et des vérifications. Il respecte le rythme des enfants et ne stigmatise aucun d’entre eux.

Élisabeth Plé
Professeure des écoles en maternelle