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Assis sur un banc

Présentation d’une activité avec des élèves de 4e s’appuyant sur une démarche artistique qui contribue à aider ces jeunes en difficultés à reprendre le chemin de l’école et du cours de français.

« Une femme est assise sur un banc noir. Elle tient un parapluie et a une main sur le dossier du banc. Un homme est appuyé sur le dossier du banc. Il y a beaucoup de végétation en arrière-plan et une plante dans un vase bleu à la gauche du banc. La femme a une robe grise et un chapeau touffu. L’homme a un pantalon beige, une veste noire et une barbe marron. Les lignes dominantes sont horizontales et verticales et se rejoignent au centre. On a l’impression qu’ils se parlent et qu’ils sont en couple. »

Jules et Enzo1Les prénoms ont été modifiés./efn_note], élèves de 4e, ont écrit ce texte descriptif d’un tableau impressionniste pour que leurs camarades, après cette simple lecture, puissent se le représenter et le dessiner, seulement guidés de ces quelques lignes. Jules et Enzo font partie d’une classe à projet composée d’une dizaine de jeunes en grandes difficultés scolaires. Il faut préciser que l’établissement a fait le choix de délocaliser cette classe sur le site professionnel, pour placer les élèves dans un contexte pédagogique différent. L’objectif principal de l’équipe est de leur redonner confiance, de contribuer à éveiller un gout pour le travail en groupe et de leur permettre de s’imaginer un futur serein. Souvent, les collégiens de cette classe vivent dans un contexte familial dégradé.

LE FRANÇAIS : MIROIR DES BLESSURES PASSÉES

Ma première rencontre avec ces adolescents particuliers occasionne souvent le même constat : ils ont horreur du français, c’est la matière la plus complexe, celle pour laquelle ils expriment le plus de ressentiment et de douleur. Le français est pour eux un miroir qui les renvoie à leurs difficultés, leurs faiblesses et, souvent, leurs blessures profondes. Il faut avant tout panser ces plaies par la recherche et la restauration du plaisir ; cela n’empêche pas de travailler les compétences et les points du programme. L’expérience a montré qu’un des éléments qui contribue à cela est de mettre en place des rituels, des moments identifiés, répétés sur la durée, qui évoluent avec le temps et, surtout, avec les jeunes. Ces activités doivent être concrètes, afin qu’ils matérialisent les capacités qu’ils ont développées.

L’ART ET L’HISTOIRE DES ARTS POUR TRAVAILLER AUTREMENT

Rien ou presque ne semble donc lier ces jeunes difficiles à l’art ou à l’histoire des arts. Une approche simple, qui s’impose à eux de manière frontale, ne peut être qu’agressive et les renvoyer vers un ailleurs inaccessible. Pourtant lorsque l’approche fait sens, la magie pédagogique opère. Ce moment mis en place une fois par séquence fait appel à un ensemble de capacités cognitives qui mettent les collégiens dans une situation inattendue : reproduire un tableau sur la base de l’écoute de sa description par un camarade. L’exercice parait simple, mais il déclenche une attente : celui qui dessine veut voir si son travail correspond avec l’original, et « qui a le mieux réussi ». Évidemment, en amont, nous travaillons l’expression puis l’affirmation d’un jugement personnel à travers un lexique et des outils de langue qui donnent des clés aux élèves pour s’exprimer et être à l’aise. Ils doivent pouvoir discerner ce que sont les lignes de force, les plans, etc.

OBSERVER DES ÉLÈVES QUI REGARDENT

Un élément d’importance entre en jeu pour faire de cette séance un succès : le climat de la classe. Pour exprimer un ressenti personnel, il faut donner un peu de soi, ce qui n’est pas simple pour des adolescents à fleur de peau. Il faut que la classe soit apaisée, préalable à l’activité, mais aussi conséquence de sa réussite. La séance est globale ; elle met tout le monde en situation et constitue un beau moment pédagogique : deux collégiens (le groupe « vue »), sont désignés et sont les seuls à pouvoir regarder le tableau choisi par l’enseignant. Ils doivent ensuite s’isoler et rédiger une description qui servira de base aux dessins des camarades du groupe « ouïe ».

Pendant qu’ils composent, les autres doivent préparer le cadre du tableau. Aucune consigne particulière n’est donnée et les questions fusent :« Quelle taille m’sieur ? Format portrait ou paysage ? Simple ou double cadre ? », etc. On leur propose de faire comme ils le souhaitent, simplement parce que ce cadre symbolise leur aire de liberté : un endroit où l’enseignant n’entrera pas, un endroit à l’abri de toute chose.

Le travail de composition est un bon moment pour comprendre comment les élèves réactivent leurs acquis. Une fois que le groupe « vue » a rédigé son document, il en fait lecture au groupe « ouïe » qui commence à dessiner. Souvent, plusieurs lectures intégrales ou partielles sont demandées à mesure que les dessins prennent forme. Le binôme « vue » n’est pas inactif lors de la composition ; les deux nommés doivent se rendre auprès de chaque camarade et les guider en attirant leur attention sur les erreurs qu’ils commettent. Évidemment, il faut peu de temps pour que le groupe « vue » se rende compte qu’ils n’ont pas donné assez d’éléments. Ils peuvent revoir le tableau et apporter des précisions nouvelles.

Au moment de la révélation, un temps est prévu pour laisser la classe comparer les dessins, réflexe naturel que l’on exploite en commentant les différentes productions d’un œil bienveillant et détendu. Ensuite, une relecture de la description est faite et chacun doit pouvoir verbaliser les éléments qu’il aurait pu améliorer sans parler de ce qui a été mal fait : cette séance doit toujours être un moment de liberté pendant lequel personne ne juge et n’est jugé. Ces échanges permettent une véritable remédiation sur les lexiques, le sens des phrases ou des choses très simples comme l’utilisation de la négation. Pour l’enseignant, cela offre une mine d’or à exploiter : il peut commencer à discerner la façon dont chacun reçoit les données qui lui sont soumises et ainsi adapter sa pédagogie par la suite.

LE COLLÉGIEN AU CENTRE DE L’ACTIVITÉ

D’une simplicité basique qui met les collégiens au centre, cette séance offre des bienfaits majeurs. D’abord, les élèves reprennent gout et confiance en la matière : ils n’échouent pas lors de cette séance et l’estime de soi est en hausse constante ; ils osent plus au fil du temps.

Ceux qui ont la charge de la rédaction de la description se sentent valorisés, ils ont conscience que le bon travail des autres repose sur le leur : l’ambiance de classe s’en ressent très rapidement. Un nouveau rapport à la correction est établi. Les critiques sévères, les jugements rapides et sans fondement n’ont pas leur place au cours de ce moment. Chacun s’exprime librement en cherchant ce qui pourrait être fait de mieux et non ce qui a été mal fait. Aucune annotation sévère du professeur sur ou autour des dessins, la production était le reflet d’une réflexion et d’une partie de la personnalité d’un adolescent en construction. Le travail doit être commenté pour être amélioré, il est aussi évalué. Avant chaque séquence, les collégiens reçoivent une feuille synthétisant les items du socle commun qui seront mis en œuvre et chacun doit s’autoévaluer en se demandant, à partir de cette liste, quels items ils pensent avoir travaillé et maitrisé.

DANS LE CAMP DE L’ART

Le cadre que l’adolescent a dessiné, au début de l’exercice, a joué son rôle et au-delà. Léo a tracé une membrane protectrice, un double cadre. La surface extérieure l’a protégé du regard, du jugement ; la face intérieure lui a permis de contenir ses propres affects, ses propres réactions : il s’est littéralement donné un cadre, une aire dans laquelle il a pu expérimenter sans crainte ni de l’autre, ni de lui-même.

L’art change de camp. Il n’est plus l’ennemi rébarbatif qui « ne sert à rien dans la vie » : il devient un compagnon agréable, un reflet de ce qu’il y a de meilleur chez chacun, un tiers que ces adolescents n’auraient jamais soupçonné, un vecteur de compréhension et de confiance.

Romain Cordier
Enseignant en français, Pontarlier (25)

Notes