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Une manière d’aborder le thème du temps

Comment aborder le thème du temps avec mes enfants de la classe de Moyens ? Ne vivent-ils pas dans le temps ? Dans leur temps ? L’ambiance de vie qui règne autour d’eux ne leur offre-t-elle pas continuellement des propos, des images, tout remplis de ce temps qui n’est pourtant pour eux qu’un vocable ?

Il m’a paru qu’une mise en situation consistant à environner l’enfant d’une atmosphère baignée d’images de la durée, insistant en cette période de rentrée sur le changement de notre situation d’enfant d’école (de la classe des Petits, nous sommes passés à la classe des Moyens), mettant en valeur un langage tout pétri d’images du temps, allait permettre, après des travaux d’approche destinés à sensibiliser et orienter la pensée, de faire naître un intérêt, une préoccupation pour les notions de temps, de finalement aborder directement cette notion en la dégageant des données préliminaires.

Nous nous sommes donc étonnés, en cette rentrée, de notre groupement nouveau dans une classe nouvelle.
« C’est parce qu’on a grandi.
– On n’est plus des bébés maintenant, on peut venir au 2e étage. 
 »
Il y a pourtant plusieurs classes au 2e étage : pourquoi nous trouvons-nous groupés dans celle-ci et pas dans une autre ?
« C’est Madame la directrice qui décide, c’est elle qui sait où il faut nous mettre.  »
Mais comment fait-elle pour savoir ?
« Elle ne se trompe jamais.
– C’est parce qu’elle regarde l’âge des enfants sur la carte rose et c’est l’âge qui décide.
– Oui, c’est quand on change d’âge que l’on change de classe.
 »

On découvre la notion d’âge, raison de notre ralliement, renforçant l’unité du groupe que nous formons déjà.
« C’est drôle l’âge, dit un enfant.  »
Mais qu’est-ce que c’est l’âge ?
« C’est la naissance.
– C’est le jour où on est né.
– C’est pour grandir.
– Ça nous fait devenir des hommes.
– C’est quatre ans.
– C’est l’anniversaire.
 »
Qu’est-ce que c’est l’anniversaire ?
« C’est quand on change d’âge.
– C’est pour grandir.
– C’est un gâteau avec des bougies.
– C’est plein de cadeaux.
– Ça revient toujours, tous les ans.
– Mais il faut attendre beaucoup de jours.
– Et tous les ans ça change, parce qu’on a grandi. 
 »

Quel âge avions-nous avant d’être dans cette classe ? Que nous ont apporté nos âges successifs ? Déjà surgit une prise de conscience de la transformation de nos personnes. Mais comment sait-on l’âge d’un enfant ?
« On demande à sa maman.
– On regarde sur la carte rose.
– On demande à l’enfant.
– Mais si l’enfant ne sait pas ?
– Si la maman n’est pas là ?
– S’il n’y a pas de carte rose ?
– Il faut regarder s’il est grand. 
 »

Mais Françoise et Minh-Châu, si différentes, ont pourtant quatre ans toutes les deux.
Il faut d’autres recours…
« Alors, je sais ce qu’il faut faire : on lui dit de faire un dessin à l’enfant ; s’il fait du gribouillage, c’est un bébé.
– S’il fait un beau dessin, c’est un grand.
– Ou un moyen, proteste Alain, nous aussi, on sait faire des beaux dessins.
– Si c’est un grand, il sait écrire, alors, il faut lui demander d’écrire son nom.
– S’il sait bien, c’est un grand, autrement, c’est un moyen. 
 »

D’eux-mêmes, les enfants recherchent les signes distinctifs qui marquent l’enfant de trois ans, de quatre ans, cinq ans, six ans. Merveilleuses découvertes qu’ils veulent pourtant contrôler.
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Une enquête dans différentes classes de l’école nous permet : d’une part, d’établir nous-mêmes la hiérarchie de ces classes : nous savons d’où nous venons, où nous allons ; d’autre part, de suivre les conquêtes progressives de l’enfant, de nous situer nous-mêmes sur le chemin de cette ascension. Nous devenons capables de classer dans l’ordre les productions des différentes classes. L’expérience a été menée avec le dessin du bonhomme, demandé dans chaque classe, et l’apparition du nom écrit sur le dessin du grand a permis aux enfants d’établir ces lois toutes simples :
• Le petit gribouille.
• Le moyen dessine.
• Le grand écrit.
Si un enfant ne sait pas son âge, on sait désormais comment fera Madame la directrice pour lui assigner sa classe : « Alors on peut bien deviner l’âge d’un enfant, même nous, on a essayé et on a trouvé. »

À ce stade, nous avons déjà évoqué la notion de temps qui a déjà produit en nous et doit produire encore des transformations. Nous sommes précisément réunis pour réaliser ensemble ces transformations de nos personnes. Nous évoquons tous nos intérêts, toutes nos préoccupations, et c’est devant la foule de ces sujets qui nous sollicitent, devant cette soif de connaissances qui nous habite que se découvre la notion de temps, mais de temps psychique, en rapport avec le contenu du temps vécu.

« Il faudrait parler de ce qui nous intéresse. » Qu’est-ce qui nous intéresse ?
C’est une foule d’idées que proposent alors les enfants. La liste en est trop longue pour la reproduire ici. Un classement s’est avéré nécessaire, qu’ils ont établi ainsi :
• Choses du ciel
• Choses de la Terre
• Choses vivantes
• Choses qui bougent

Une remarque fuse : « On n’aura jamais le temps de parler de tout cela. »
Ils ont l’intuition que le temps qui leur est dévolu dans cette classe ne pourra pas être aussi dense, parce qu’ils ont aussi l’intuition du temps physique, de sa rigueur et des impossibilités qu’elle engendre. Cette intuition, il faut qu’elle devienne réalité, qu’elle surgisse sur le plan de la conscience.

La maîtresse s’étonne de cette phrase qui revient toujours : « On n’aura pas le Temps. » Que veut donc dire : avoir le Temps ?
« Ça veut dire qu’on a le temps et qu’on n’est pas pressé.
– Ça veut dire qu’on peut le faire.
– Ça veut dire qu’on aura le temps.
 »

Le temps, qu’est-ce que c’est?

« Le temps, c’est quand il fait beau.
– Quand il fait soleil.
– Quand il fait chaud.
– C’est aussi quand il fait mauvais temps.
– On dit qu’il fait mauvais.
– Quand il y a du vent.
– Quand il y a des nuages.
– Quand il fait froid.
– C’est quand les arbres bougent.
 »

Il faut ramener l’enfant aux données de notre problème actuel pour qu’il accède à sa prise de conscience. Là, alors, c’est la révélation. Est-ce bien de ce temps-là que nous parlons quand nous nous demandons si nous aurons le temps de traiter tous les sujets ?
« Ah non !
– C’est le temps du ciel qu’on a dit.

Celui-là, c’est un autre Temps.
– Alors il y a deux Temps.
 »

Qu’est-ce que c’est que ce deuxième temps ?
« C’est le temps des pendules.
– C’est quand on est en retard.
– C’est aussi quand on n’est pas pressé.
– Oui, c’est quand on est en retard et qu’il faut courir pour aller à l’école.
– C’est quand on n’est pas en retard et qu’on peut y aller tout doucement.
– C’est quand on est pressé et quand on n’est pas pressé.
– C’est quand la cloche sonne et qu’on n’a pas eu le temps de faire ce qu’on voulait faire.
– C’est quand on n’a pas le temps de faire quelque chose.
– Le temps, c’est le jour qu’on est.
– C’est aujourd’hui.
– Et puis demain.
– Et puis hier.
– Oui parce que demain ce sera un autre jour, et puis hier c’était un autre jour.
– Alors le temps, c’est tous les jours.
– Le temps, c’est quand les aiguilles tournent.
– C’est les aiguilles de ta montre.
– Alors il y a bien deux temps : c’est le temps du ciel et le temps des pendules.
 »

Le départ est désormais donné, l’intérêt pour la chose abstraite est créé, et la sélection des sujets qui seront retenus peut maintenant s’orienter vers ceux qui entretiennent des rapports avec le temps qui nous préoccupe désormais et sera le centre de notre travail.

Nous décidons de retenir :
Pour les choses du ciel :
– Le soleil parce qu’il dit quand c’est le jour.
– La nuit parce qu’elle dit qu’il faut dormir.
– Le jour parce qu’il dit qu’il faut se lever.
– Les étoiles, parce qu’on les voit la nuit.
– Le feu d’artifice parce qu’il faut attendre la nuit pour le faire.
– Le Père Noël parce qu’il est vieux.
– Parce qu’il y a très longtemps qu’il est né.
– Parce qu’il revient tous les ans.
– Parce qu’il faut attendre longtemps avant qu’il revienne.

Pour les choses de la terre :
– Les fleurs parce qu’il faut du temps pour les faire pousser.
– Les arbres parce qu’il faut encore bien plus longtemps, ils sont bien plus grands.
– Les plantes, aussi, c’est pareil.
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Pour les choses vivantes :
– Les cœurs, il faut les garder, parce que ça bat tout le temps.
– C’est ça qui fait vivre.
– Il faut que ça ne s’arrête jamais.
– C’est comme le temps, ça marche toujours.
– Les personnes et les bêtes, il faut les garder.
– Parce que ça met longtemps pour devenir grands.

Pour les choses qui bougent :
– Le manège, il faut le garder parce que ça tourne comme les aiguilles d’une montre.
– La patinette, parce que ça va vite.
– Le toboggan, parce qu’il ne faut pas beaucoup de temps pour descendre.
– Le vent, parce qu’il va très vite.
– La mer, parce qu’elle bouge tout le temps.
– Elle change de place tous les jours.
– Elle monte, elle descend, elle remonte ; toujours comme ça.
– La musique parce qu’il faut du temps pour la faire.

Mais comment l’enfant va-t-il s’emparer de cette notion de temps qui lui est révélée ? Comment va-t-il l’utiliser ? Comment va-t-il faire sienne cette connaissance ? Il y a eu d’abord reprise et analyse des premières définitions du temps, qui ont abouti à ces formulations :
« Le temps, c’est l’heure.
– C’est le retard.
– C’est plein de choses à faire.
– C’est la vitesse.
– C’est les jours.
 »

Pourquoi parler toujours du temps?

On a provoqué l’arrêt, l’étonnement, la réflexion ; enfin, la recherche des enfants, devant la fréquence d’emploi du mot temps dans le langage courant.

Je lance, comme par hasard, cette réflexion à un enfant : « Ne nous fais donc par perdre notre temps. » Perdre son temps ? Qu’ai-je dit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Les enfants rient follement.
« Comment peut-on faire pour perdre son temps ?
– C’est son mouchoir qu’on perd.
 »

Merveilleuse occasion de s’orienter sur l’écoulement du temps et sur son irréversibilité. Un mouchoir perdu est bien rarement retrouvé, mais il peut l’être. Le temps, lui, ne peut pas être retrouvé. Il est passé. Les aiguilles de ma montre ont continué à tourner pendant que l’enfant faisait sa bêtise.
« Oui, dit Gilbert, elles tournent même la nuit.
– Parce que le temps ne s’arrête jamais.
– Les aiguilles tournent toujours.
– Parce que le temps avance toujours.
– Il passe, dit Florence.
 »
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Le temps passe… Nous nous arrêtons sur cette expression étonnante.
« Le temps passe.
– C’est comme le café qui passe.
– Ça veut dire que le temps coule.
– Il se promène comme une rivière.
– Toujours dans le même sens.
– Il ne peut pas revenir en arrière.
– Comme la rivière, elle ne peut pas changer de sens.
– Comme le café qui ne peut pas remonter dans le filtre.
– Le temps, il ne revient jamais sur son chemin.
– Il va toujours en avant.
– Il tourne toujours.
– Le temps qui passe, c’est comme quelqu’un qui se promène, dit Françoise. 
 »

L’image fait bien rire… Mais ne traduit-elle pas l’écoulement du temps ? Françoise veut nous montrer comme elle pense que le temps passe ; elle se promène de long en large… Je m’étonne : est-ce vrai que le temps passe et revient ainsi sur son chemin ?
« Mais non, quand c’est passé, c’est fini.
– Hier, ça ne revient pas.
– C’est demain qui vient toujours. 
 »

J’insiste sur le temps qui passe et qu’il faut utiliser au mieux.
« Oui, parce que le temps nous fait grandir.
– Il nous fait toujours des jours en plus.
– Et il faut savoir plein de choses pour grandir.
– Alors il faut les apprendre
. »

Intéressés par ces expressions qui nous parlent de temps, nous en cherchons de nouvelles. « Tout le temps », découvre Jean-Paul. Qu’est-ce que ça veut dire ?
« Toujours.
– Plein, plein.
-Ça veut dire qu’il faut faire toujours pareil.
– Il faut toujours recommencer.
– Quand on n’a pas le temps, il faut se presser.
– Quand on est à l’heure, on peut aller doucement.
– Il ne faut pas perdre son temps car les aiguilles tournent toujours.
– Oui, le temps passe même si on le perd. 
 »

De temps en temps.
« Ça veut dire pas tout le temps.
-Un peu.
– Pas souvent.
– Pas tous les jours. 
 »

Longtemps : les enfants s’accrochent au mot, ils rient.
« Long comme une ficelle, alors ?
– Comme un train qui a beaucoup de wagons.
– Comme un grand train.
– Alors ça veut dire grand.
– Comme un grand temps.
– Un temps long.
– Ça veut dire beaucoup de jours.
– Beaucoup de fois que les aiguilles tournent.
– Beaucoup d’heures.
– Beaucoup de minutes.
– Ça veut dire que ça ne va pas vite.
– Qu’il faut attendre longtemps. 
 »

Quand est-ce que c’est, longtemps ?
« Quand il y a beaucoup de jours.
– Quand ce sera l’année prochaine.
– Quand on aura attendu longtemps.
– Même l’autre année prochaine.
– C’est longtemps quand on sera grand.
– C’est longtemps quand on attend.
– C’est longtemps quand on pêche des poissons. 
 »

Le travail s’est poursuivi par des questions qui se sont enchaînées tout au long de l’année, la maîtresse reprenant la parole enfantine pour la redonner à la classe, la discuter avec tous, l’approfondir, pour en tirer parti. Comme ce temps personnifié par l’enfant, ce temps qui se promène, ne revient jamais sur son chemin et a donné lieu au Jeu du temps dans lequel chacun s’est identifié aux acteurs du temps qui passe…

Ce chemin du temps, quel est-il ? Pourrions-nous, saurions-nous le dessiner ? Et les voilà partis dans une recherche graphique qui leur fait retrouver la flèche et la spirale du temps…
« Ça ne peut pas se dessiner, le temps.
– Mais si, moi je ferai une montre.
– Moi je ferai un enfant qui court et qui marche.
– Moi je ferai la cloche qui sonne, ça veut dire que c’est le temps de monter en classe.
– Moi je ferai la nuit et le jour.
– Moi je ferai beaucoup de nuits et beaucoup de jours.
– Moi je ferai le sommeil de l’enfant qui dort.
– Moi je ferai un rond, parce que le temps ça tourne toujours.
– Moi je ferai un chemin qui tourne mais qui va toujours plus loin.
– Moi je ferai un homme qui marche avec son chemin qui tourne pour dire que c’est le temps.
– Et moi je ferai les pas du temps sur son chemin, ce sera les jours et les nuits.
– Alors moi je ferai une lune, un soleil, une lune, un soleil, toujours comme ça pour dire les jours qui passent.
 »

Un grand dessin collectif a été la synthèse de toutes ces propositions.

Il y a eu reprise aussi de l’hypothèse d’un arrêt de toutes les pendules du monde… Que se passerait-il ? De là une recherche de moyens de mesure du temps. Puis on en est venu à la question de l’origine du temps, aux mystères de la création du monde… Que de questions ouvertes…

Répondez à leurs questions, certes, mais surtout renvoyez-leur leurs questions, soyez à leur écoute, renvoyez-leur leur parole, qui de parole individuelle devient dialogue collectif et posez-leur, vous aussi, ces questions qui les interpellent.

Ainsi, ces images verbales ont grandement contribué à faciliter à l’enfant l’accession à la notion de temps infini et irréversible. La puissance d’évocation des images lui a suggéré la manière la plus concrète d’appréhender le temps, dans une personnification de la chose qui me semble la raison profonde de l’intérêt qu’il a porté au temps toute l’année.

Paulette Clad


Nous avons consacré six pages à la pédagogie de Germaine Tortel dans notre n°537: «Germaine Tortel : une pédagogie de l’émerveillement.»

À propos de l’avenir de l’école maternelle, lire également sur notre site:
La start-up nation commence désormais en maternelle, par Maëliss Rousseau

La maternelle mérite mieux que ça !, communiqué de presse du CRAP-Cahiers pédagogiques

Une note discordante, par Yannick Mével

L’École maternelle par celles et ceux qui la font vivre par Rachel Harent

Jean, Sofiane, Shaïma et Pauline, avant-propos de notre n° 517 « Tout commence en maternelle », par Christophe Blanc et Valérie Neveu


Dessins d’enfants réalisés dans le cadre de la pédagogie de l’initiation de Germaine Tortel (sans rapport avec le sujet du temps), publiés avec l’aimable autorisation de l’Association Germaine Tortel.