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Mémoire d’une visite au musée

Qu’est-ce que préparer une visite de musée ? La lecture d’écrits souvenirs, rédigés cinq mois après la visite, interroge la notion de médiation.
J’ai préparé la visite de l’exposition « Phares » en divisant ma classe de CM1-CM2 en trois groupes : seize élèves ont reçu un discours construit en amont et élaboré par moi-même à partir d’un travail conséquent de documentation ; huit d’entre eux ont effectué seuls la visite et ont noté sur un carnet de bord tous leurs ressentis ; les huit autres ont été responsables sur place d’une médiation à destination d’élèves de CP. Ils ont disposé pour le faire de toutes les notes prises au cours de la préparation. Enfin, huit élèves n’avaient pas bénéficié de la préparation en classe et ont été pris en charge par la médiatrice du musée. Dix œuvres allant de Fernand Léger (Composition aux deux perroquets de 1935-1939) à Anish Kapoor ([Sans titre], 2008), en passant par Robert Delaunay (Entrée du hall des réseaux du palais des Chemins de fer, 1937), ou encore Joan Miró (Personnages et oiseaux dans la nuit, 1974) avaient été sélectionnées.

Je me propose de faire un état des lieux de ce qui reste en mémoire chez ces vingt-quatre élèves à partir de leurs écrits souvenirs rédigés cinq mois après la visite de l’exposition. À partir du déclencheur suivant : « Souvenirs de ma visite de l’exposition “Phares” au musée Pompidou à Metz en février 2015 », j’ai demandé aux élèves de « laisser remonter des images, des mots, des sensations, des connaissances liés à cette expérience ».

L’analyse de leurs écrits permet d’ébaucher une typologie de leurs souvenirs :

Listes, énumérations« Je me souviens d’avoir vu une peinture avec des carrés bleus et blancs, […] une horloge avec d’autres formes, […] une peinture où il y avait des oiseaux, […] des étagères qui ressemblaient à une bibliothèque, […] une œuvre qui donne la nausée et qui hypnotise. » (Julian)
« Mes souvenirs sont beaucoup de beaux tableaux, énormément de couleurs dans les tableaux, des petites œuvres et des grandes œuvres et puis d’énormes œuvres. Des œuvres plus réalistes, des œuvres dont on ne sait pas ce que c’est, une œuvre qui donne la nausée, des tableaux dédicacés aux hommes célèbres et morts. » (Djibril)
Descriptions plus ou moins longues qui se rattachent ou non à l’univers de référence d’un élève de CM, des descriptions dans lesquelles le « je » est plus ou moins impliqué« L’œuvre dans laquelle je me suis vue à l’envers était une œuvre rouge ; c’était un bol ou une assiette. » (Dina)
« Il y avait une œuvre avec des emballages. Elle me faisait penser à un immeuble avec une prison au milieu. Dans le miroir de cette œuvre, on pouvait voir l’œuvre d’en face. » (Thomas P.)
« Je me souviens d’une œuvre dont je ne sais plus le nom et qui me faisait mal aux yeux, mais elle me faisait penser à un labyrinthe. On aurait dit un miroir noir et blanc. Il y a aussi une œuvre qui me faisait penser à une gamelle de chien. On aurait dit un miroir en cercle rouge où l’on se voyait à l’envers. Il y a une œuvre qui me faisait penser à des cheveux noirs et cette œuvre m’a fait penser aux cheveux de ma mère. » (Thomas D.)
Expression d’opinions, de jugements de valeurs plus ou moins argumentés« Je me souviens que je n’avais pas aimé une œuvre. Dans cette œuvre, il y avait des personnes qui faisaient une pyramide humaine. J’ai trouvé que cela n’avait aucun sens. »(Élias)
« Au musée Pompidou, j’ai vu Déplacement du spectateur de Julio le Parc. C’est une œuvre bizarre car quand on marche devant, on a envie de vomir. Celle de Simon Hantaï ressemblait à un quadrillage mais en fait, c’était le tablier de sa mère. J’ai vu aussi un tableau de Delaunay qui faisait presque dix mètres de hauteur. Il y avait des trains avec des horloges un peu partout. Je me souviens d’un tableau que j’ai adoré. Car il y avait plein de têtes, un autoportait, un portrait de Bouddha. En plus, l’artiste avait choisi des belles couleurs : noir et gris. » (Ziri)
« Les œuvres qui m’ont déplu étaient celle avec des messieurs noirs et blancs, celle avec des taches de couleurs sans sens. […] Il y avait une œuvre qui m’était familière. Elle ressemblait à la terrasse de ma mamie. Elle était pile de la même couleur. » (Mathieu)
« Au musée Pompidou, il y avait une dame qui nous expliquait qui avait fait le tableau et en quelle année. À chaque fois que l’on s’asseyait devant une œuvre, elle nous demandait quel titre on imaginait. J’aurais bien aimé voir la Joconde, mais c’était bien quand même. L’art que j’ai le plus aimé, c’est celui avec les miroirs au milieu, mais je n’ai pas aimé celui avec les personnes en noir et blanc. Le grand bol rouge m’a impressionné car lorsqu’on se voyait dedans, on était à l’envers. C’était très amusant. » (Hortense)
Expression de connaissances partielles, quelque peu diluées« J’ai aimé le tableau Tabula pour la façon dont il est fait, le pliage de la toile. » (Thomas P.)
« Le tableau le plus sombre était celui de Soulages avec des traces noires, des coulures. » (Basile)
« Le but du peintre était de faire bouger le spectateur devant son œuvre. C’est de l’art du mouvement. » (Mael)
« Je me souviens d’une sphère qui était rouge, rouge car l’artiste était originaire d’Inde et dans ce pays, il y a Holi, la fête des pigments. » (Mael)
« Il y avait des effets spéciaux dans l’œuvre de Julio Le Parc, de l’art actif. » (Ziri)
« La meilleure œuvre pour moi était celle faite avec la technique de collages divers. »Yanis
« J’ai adoré cette visite. Il y avait un bol rouge où l’on se voyait à travers, mais à l’envers. Je me souviens de l’œuvre Déplacement du spectateur qui nous donnait mal au ventre et à la tête. » (Maé)

Cette situation d’écriture différée dans le temps est intéressante. Elle permet de tirer des enseignements à mettre en œuvre lors de visites de musées. Certaines œuvres sont quasiment passées sous silence, comme celles de Joan Miró ou de Fernand Léger. D’autres sont systématiquement citées et racontées comme des expériences sensorielles encore très présentes dans la mémoire des enfants. C’est le cas de l’œuvre de Julio Le Parc ou celle d’Anish Kapoor. Ce constat nous amène à réinterroger la pertinence dans le choix des dix œuvres ; il nous invite aussi à noter que beaucoup d’enfants recherchent prioritairement l’insolite, le jeu, le sensoriel, au détriment d’œuvres qu’ils qualifient comme étant davantage « narratives » ou encore « descriptives ».

IDENTIFIER LES EMPÊCHEMENTS

Ces écrits souvenirs nous permettent d’émettre des hypothèses sur ce qui peut faire écran à la rencontre avec des œuvres d’art. Chez certains enfants, la part de l’affectif et des résonances personnelles est très forte. Il est nécessaire de savoir les intégrer au discours sur l’œuvre pour permettre ensuite à chacun d’aller un peu au-delà.

Les souvenirs des enfants nous invitent à questionner la pertinence du dispositif de médiation placé en amont de la visite, les nombreuses heures à faire un travail fouillé de recherche documentée, le travail conséquent de transposition didactique en vue de faciliter la rencontre avec les dix œuvres. La trace de ce travail de sensibilisation dans la mémoire des enfants est modeste, même s’il leur a certainement permis de déambuler plus familièrement dans le musée.

Enfin, certains ont gardé en mémoire quelques titres d’œuvres et quelques noms d’artistes. D’autres ont réinjecté dans leurs propos des termes spécifiques : bichrome, autoportait, art abstrait, technique du collage, art contemporain, etc. Très peu de techniques ont été citées en dehors du collage de Franck Stella, de la toile pliée de Simon Hantaï et des coulures de Pierre Soulages. Aucun élève n’a cherché à remettre les œuvres dans leur contexte.

QUELLES MÉDIATIONS ?

L’essentiel de l’écrit mémoire est donc davantage de l’ordre du sensoriel, du ressenti et de l’affectif. On peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’une médiation en amont visant un apport prématuré de connaissances.

Ce qui nous amène à conclure que penser une médiation, c’est peut-être avant toute chose la construire ensemble en laissant regards, paroles et attitudes circuler librement face à l’œuvre in situ. C’est mettre ces regards et ces paroles en convergence, afin de permettre une première rencontre. C’est donc activer des espaces de communication sans chercher coute que coute à placer des références ou des connaissances que l’élève ne pourra, faute de disponibilité, intégrer à ce moment précis. C’est permettre aux enfants, dans un premier temps, de développer des compétences langagières multiples face aux œuvres et apprendre ainsi progressivement à parler de l’œuvre. Les écrits témoignent tous à des degrés divers de rencontres singulières presque uniques, des rencontres partagées avec d’autres, des rencontres sensibles résonant encore affectivement, des rencontres réfléchies, mais aussi des non-rencontres.

Véronique Pierrat
Professeure des écoles, maitre formateur, école Boudonville, Nancy (54)