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Singapour : du nouveau pour les maths

On a beaucoup parlé de la « méthode de Singapour » après les résultats de PISA en mathématiques qui mettaient l’ile asiatique au premier rang mondial dans ce domaine. S’agirait-il d’une nouvelle méthode miracle à la mode ? Il est dès lors intéressant d’aller voir ce que cela inspire à des enseignants de classes ordinaires, comme c’est le cas ici au nord de Paris.

Professeure des écoles dans le public depuis huit ans, je suis depuis six ans en poste dans une école parisienne du IXe arrondissement, en charge d’une classe de CE1. Je suis venue au professorat sur le tard, après une formation de linguiste qui me destinait plutôt à enseigner au lycée, et un passage par le privé : à 35 ans, j’ai passé le CRPE (concours de recrutement de professeur des écoles) dans l’idée de pouvoir enseigner avec joie toutes les disciplines.

Après une année pour prendre mes marques sur le CE1, j’ai adopté le manuel Cap Maths, mais deux ans plus tard, je ronronnais. J’ai continué, parallèlement à mon métier d’enseignante, à me documenter et me former en psychologie cognitive, psychologie des apprentissages, didactique, sciences de l’éducation.

Je suis partie de divers constats : mes petits élèves appliquent souvent des procédures sans qu’elles fassent sens, notamment pour les algorithmes opératoires ; ils ont des idées fausses sur ce qu’on attend d’eux et sur ce qu’ils doivent faire face à un problème ; ils sont très individuels et ont du mal à travailler en groupe. Mais ils aiment jouer et manipuler ; ils osent prendre la parole quand ils doivent expliciter leurs procédures ; ils adorent venir utiliser le tableau numérique interactif et surtout, ils sont enthousiastes face aux mathématiques ! De plus, leur hétérogénéité est difficile à prendre en compte au quotidien : élèves intellectuellement précoces, élèves dys m’ont amenée à chercher comment différencier efficacement.

DÉCOUVERTE DE LA FAMEUSE MÉTHODE

Il y a donc trois ans maintenant, je me suis penchée sur ce qui, à l’époque, n’était pas encore trop à la mode, la méthode dite « de Singapour ». Qu’avait donc de si spécial ce modèle pédagogique pour qu’en quinze ans, Singapour soit passé en tête aux différents tests internationaux ?

La méthode en tant que telle est traduite et éditée par La Librairie des Écoles, qui en proposait jusqu’à aujourd’hui une traduction presque littérale. Or, cette traduction ne recouvrait bien sûr pas les programmes français, et avait pour autre inconvénient un cout prohibitif. Pour ces raisons, et aussi parce que faire le choix d’adopter seule au sein de mon école une méthode spiralaire et qui ne prend son sens que si elle est suivie sur plusieurs années, je n’ai pas adopté la méthode avec son manuel et ses fichiers.

J’ai donc lu les guides pédagogiques, je les ai épluchés, décortiqués, afin de retenir et mettre en œuvre dans ma pratique quotidienne ce qui fait la force de cette méthode : la démarche concrète-imagée-abstraite ; l’importance de la verbalisation (tant du côté du maitre que de celui des élèves) et la place de l’erreur ; la place accordée aux jeux ; la résolution de problèmes.

L’année dernière, j’ai été surprise de constater que ma circonscription proposait une formation en mathématiques intitulée « Manipuler en mathématiques : la démarche concrète-imagée-abstraite ». Je m’y suis rendue enthousiaste, curieuse du contenu de cette formation à la méthode de Singapour, mais qui ne disait pas son nom (pour ne pas effrayer les professeurs français ?). J’y ai rencontré Monica Neagoy, qui a su donner corps à ce qui n’avait été pour moi jusqu’alors que des connaissances livresques. C’est donc également pour cette raison que j’ai suivi à nouveau cette formation cette année. Monica Neagoy travaille actuellement à une nouvelle traduction-adaptation de la méthode, de façon à la rendre plus conforme aux programmes de l’Éducation nationale de 2016. La version CE1 devrait sortir en janvier : si je motive mes collègues de CP et CE2, j’envisage de l’adopter.

CE QUI A CHANGÉ DANS MA CLASSE

Le modèle pédagogique employé désormais ne différait pas beaucoup de celui que j’employais spontanément, mais je l’ai affermi. La phase dite de « compréhension d’une nouvelle notion » est assez longue, marquée par des manipulations à l’aide de cubes emboitables, jetons, cartes numérotées, avant de passer à la schématisation puis, enfin, au registre symbolique. Cette phase est plus marquée par un guidage explicite de l’enseignant. Le hautparleur sur la pensée lève l’implicite qui nuit aux apprentissages : tous les élèves progressent, mais les enfants intellectuellement précoces, les élèves dys, ou simplement ceux qui entrent moins vite dans l’abstraction profitent pleinement de ce guidage et de ces manipulations. J’ai constaté que les manuels français proposaient souvent, au départ d’une nouvelle notion, une situation problème sur laquelle de nombreux élèves butaient, faute d’être adaptée à leur zone proximale de développement. Non qu’il faille la supprimer, mais plutôt repenser sa place dans les moments de l’apprentissage.

La phase dite de « consolidation » vient après : les élèves s’y entrainent et améliorent leur rapidité, leur mémorisation à long terme et leur précision. Cette phase est l’objet de nombreux jeux (avec jetons, cartes numérotées, dés), de problèmes où la modélisation est mise en avant : il s’agit essentiellement du concept des parties dans le tout. Ce concept s’appuie à la fois sur une visualisation schématique des problèmes et sur une relative systématisation des procédures. Les objets concrets doivent être variés, les situations d’enseignement les plus diverses possible. La modélisation en barres (grâce à des rectangles) ou le modèle tripartite « partie-partie-tout » sont la base de cette figuration des données.

Au jeu du plus grand nombre, chaque élève tour à tour lance le dé pour déterminer le chiffre des centaines, des dizaines et des unités, qu’il reporte en utilisant des jetons dans un tableau. Le gagnant est celui qui obtient le plus grand nombre.

Au jeu du plus grand nombre, chaque élève tour à tour lance le dé pour déterminer le chiffres des centaines, des dizaines et des unités, qu’il reporte en utilisant des jetons dans un tableau. Le gagnant est celui qui obtient le plus grand nombre.

Vient ensuite la phase de transfert, c’est celle qui malheureusement passe souvent à la trappe dans l’enseignement français, celle de la résolution de problèmes non routiniers. Or, cette phase est d’importance, car c’est sur celle-là même que s’appuient les compétences jugées aux tests PISA et TIMMS (Trends in International Mathematics and Science Study). Mais enseigner la résolution de problèmes nécessite différentes conditions qui ne sont pas toujours réunies en classe : du temps, un enseignant réflexif sur sa pratique, une ambiance de classe positive et bienveillante pour tous, une place pour la verbalisation et la discussion de leurs procédures par les élèves.

Il faut surtout lever un malentendu : un vrai problème n’est généralement pas ce que l’on trouve dans les manuels, il s’agit d’une tâche qui n’a pas de solution immédiate et requiert des efforts particuliers. L’enseignant doit donc proposer aux élèves des problèmes qui à la fois leur sont accessibles, mais pour lesquels ils vont devoir mettre en œuvre des stratégies diverses. Il devra insister sur l’analyse et l’interprétation des situations problèmes. Si possible, l’enseignant relie ce problème à des problèmes antérieurs, montre ce qui peut influencer les élèves, et les amener à de mauvaises démarches.

La méthode de Singapour implique donc, comme on le voit, un travail d’analyse et de choix des situations d’enseignement, ainsi qu’une réflexion sur ce qui va être fait et comment le faire, en même temps qu’une adaptation vigilante et active à chaque phase de l’enseignement.

Pour rendre les professeurs plus efficaces, et pour faire progresser les élèves, la méthode de Singapour me parait donc une bonne source d’inspiration, en intégrant bien le fait qu’il s’agit aussi de former les enseignants. Pas parce qu’il s’agirait du remède à nos maux mathématiques, mais parce qu’elle invite au questionnement, à la métacognition (des élèves et des professeurs), et à la réflexivité.

Laurence Cohen
Professeure des écoles, école Milton (Paris IX)

Exemple

Des canards et des moutons

Au mois de janvier, en CE1, après avoir abordé l’addition itérée menant à la multiplication, on pourrait proposer la tâche de transfert suivante : « Le fermier compte ses canards et ses moutons. Il compte dix têtes et vingt-six pattes. Combien compte-t-il de canards et combien de moutons ? » La première phase dans la résolution de problème est celle de la présentation, elle se fait en classe entière : lecture de l’énoncé, levée des implicites, réponse aux questions des élèves. L’enseignant demande si quelqu’un peut raconter l’histoire autrement et si l’histoire peut se représenter par un dessin. La deuxième phase est celle de la résolution proprement dite : les élèves explorent les différentes stratégies, seuls ou en petits groupes, l’enseignant recentre l’attention, propose des cubes emboitables de deux couleurs (on peut emboiter sur toutes les faces), pose des questions, interroge les élèves pour déterminer où ils en sont dans le processus de résolution et ne fournit une aide qu’en dernier recours. Il en profite pour diagnostiquer les forces et faiblesses des différents élèves. Il invite également à vérifier la pertinence des solutions trouvées. C’est à ce moment aussi qu’il peut proposer aux élèves les plus rapides de créer un problème similaire. La troisième phase est celle de discussion de la solution, de la démonstration des solutions par les élèves. L’enseignant veillera alors à recueillir puis enseigner les différentes stratégies de résolution. La plus évidente sera surement le « deviner et vérifier » (ou essais-erreurs) : cinq canards plus cinq moutons font dix têtes. Cinq canards ont deux pattes, soit dix pattes ; cinq moutons ont quatre pattes, soit vingt pattes. 10 + 20 = 30 pattes, c’est trop ! Il faut continuer à chercher. Une autre pourra consister en la schématisation sous forme de diagramme en dessinant des cercles (dix) figurant les animaux soit avec deux bâtons (deux pattes), soit avec quatre bâtons (quatre pattes).