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« Et Pierre Bourdieu de m’interpeler… »

Ellen est enseignante de grande section en maternelle. Elle raconte une séance de langage à laquelle s’est invité… Pierre Bourdieu. Cette scène, imaginaire, est tirée du Journal d’une enseignante, une fiction pédagogique qui fait découvrir les penseurs de l’éducation.

Je ne me souviens plus quelle raison m’avait poussée à acheter le livre de Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. Depuis des mois, il git au fond de mon cartable. Je le feuillète de temps à autre. Quel provocateur ce Pierre Bourdieu ! Il fustige la métaphore de la langue comme trésor. J’ai pourtant souvent entendu le contraire surtout de la part de ma mère, qui cite Jean d’Ormesson à tout propos.

Bon, revenons sur terre, c’est-à-dire dans ma classe et laissons le sociologue et l’académicien en paix. La semaine passée, nous sommes allés visiter une ferme. Mon objectif, pour la séance de langage d’aujourd’hui, est d’apprendre du vocabulaire et d’offrir l’occasion aux élèves de s’exprimer.

Ça commence mal : ils sont agités, bavardent, n’écoutent pas mes consignes, il y en a même qui se promènent dans la classe. J’allume le vidéoprojecteur et, sur l’écran, deux grosses vaches montrent leur museau. « Oh la vache ! » « Meuh… » Je laisse faire un moment, puis un semblant de silence s’installe. Je pose des questions, ils répondent par un seul mot : la paille, le lait, le chien. J’insiste : « Faites une phrase : « La vache produit du lait ». » Mais sans résultat.

« Quand vous avez vu la vache, vous avez dit « meuh », on dit que la vache meugle. Le chien, il « wouah », il aboie. La poule elle « cot cot », elle caquette. » J’essaie de leur faire sentir que la sonorité du verbe suggère le cri de l’animal. Mais plus de la moitié de la classe s’en moque.

« Jules et Isis, cessez de caqueter comme des poules ! » Tout le monde rit. J’élève le ton pour ramener le calme, je menace et enfin le silence se fait. Puis, j’invite les élèves à exprimer leur ressenti lors de la visite quand ils se sont installés au volant du tracteur, qu’ils ont donné à manger à l’âne, qu’ils ont bu du lait et mangé une part de gâteau. Leurs phrases sont mal construites et je dois souvent intervenir : « On ne dit pas, mais on dit… » Je donne des mots : effrayé, inquiet, ravi, enchanté, fier, curieux, etc. Peu d’enfants les réutilisent et ça me désole un peu. Malgré tout, j’ai le sentiment que ma séance prend forme.

Grave erreur ! Je regarde ma classe et prends soudain conscience que je n’échange qu’avec une petite dizaine d’élèves. Les autres attendent et s’occupent comme ils peuvent : Julian refait un lacet, Rose tournicote une mèche de cheveux, Mia s’intéresse à l’odeur de ses mains et Maël se gratte les pieds. Bref, ça ne va pas du tout ! Ne parlent en fait que ceux qui, déjà, savent parler.

Je tente de réveiller tout ce petit monde en élevant la voix : « Qui peut me dire la race des  vaches noires et blanches ? » Je fais semblant de ne pas voir la dizaine de mains levées et j’interpelle les silencieux : « Vous n’avez pas aimé la visite de la ferme ? » C’est tout juste s’ils sortent de leur torpeur. Lassée de devoir attendre, je laisse la parole à Emma, fille d’un agriculteur : « Ce sont des Holstein. »

Ils m’épuisent. Je distribue le travail : colorier sur la page les animaux et retrouver le mot correspondant. Les silencieux se réveillent, ils n’attendaient que cela : faire quelque chose plutôt que dire quelque chose.

Il est midi, ils sont partis pour le déjeuner et je m’assois à mon bureau. J’ouvre machinalement mon cartable et, par je ne sais quel miracle, le livre de Pierre Bourdieu se dépose sur mon bureau. Je l’ouvre et c’est comme si l’auteur me parlait :
« Ça n’a pas été facile ! Certains de vos élèves n’ont rien dit.
— Je les ai pourtant sollicités.
— Vos interventions commencent souvent par : « On ne dit pas mais on dit ».
— Il faut bien corriger les enfants sinon ils n’apprendront jamais.
— Le maitre est une sorte de juge pour enfants en matière linguistique. Certains de vos élèves adoptent un comportement de taiseux car ils savent que leur manière de dire est illégitime, elle n’a pas de valeur à l’école. »

Quelques images de ma séance reviennent à mon esprit. Effectivement, sous la menace mes élèves se taisent, mais ils s’ennuient et l’ennui est, comme chacun le sait, le terreau de l’agitation. Ils ont compris que leur manière de dire ne convenait pas. Ne disposant pas des compétences linguistiques légitimes, ils sont de fait exclus de la communauté, deviennent mutiques et affirment leur présence par de l’agitation.

Bref, il faut que j’arrête de dire « on ne dit pas mais on dit » et je dois adopter une posture d’écoutant attentif et pas celle d’un juge. Bien entendu, je peux reprendre ce que dit l’enfant sous la forme d’un langage plus élaboré mais sans exiger qu’il le réutilise.

Et Pierre Bourdieu de m’interpeler de nouveau :
« Êtes-vous certaine que la race des vaches ça les intéresse ?
— Euh…
— Maël était très agité. Vous le connaissez bien, qu’est-ce qui l’intéresse ?
— La mécanique, il passe ses weekends avec son père à bricoler de vieux moteurs. »

Si je comprends bien, non contente d’imposer une certaine langue, j’impose aussi mes centres d’intérêt. La culture de Maël a peu à voir avec celle du monde scolaire, car on n’apprend pas la mécanique à l’école maternelle ! Si j’avais interpellé Maël sur le moteur du tracteur, il aurait certainement eu des choses à dire. De même, Rose adore le bricolage, qu’elle pratique avec sa grand-mère, et je n’en ai pas tenu compte. Dans la salle où nous avons été reçus, il y avait plein de bibelots, elle aurait pu parler de ses  propres réalisations. Je prends soudain conscience que je pratique une pédagogie descendante.

« Vous exercez une forme de violence symbolique.
— Violence symbolique. Comme vous y allez ! Je ne cherche pas à humilier mes élèves.
— Bien sûr, mais en tant qu’enseignante vous vous conformez au rapport pédagogique dominant : vous interrogez, ils doivent répondre. Ce rapport pédagogique est une loi sociologique.
— Cette loi, on peut la changer ?
— Absolument, les phénomènes sociaux se reconfigurent sans cesse. Mais il faut que les acteurs fassent l’effort de les repérer. Le rôle de la sociologie, ce n’est pas de donner des leçons mais de mettre en lumière les mécanismes qui imposent une sorte d’arbitraire social. »

C’est vrai que, sans m’en rendre compte, j’use essentiellement de la méthode interrogative. Mes questions ont pour but d’inciter les élèves à réfléchir. Mais elles ratent leur objectif. Car, en réalité, les élèves se contentent de chercher le mot que j’attends. Lorsqu’ils pensent l’avoir trouvé ils me le jettent au visage – j’allais écrire « me le crachent » – avec cet air de satisfaction qui finit par m’agacer. Notre échange s’arrête là et il est bien pauvre.

En fait, je devrais plutôt les aider à retrouver les sensations et les émotions vécues au moment de la visite. Dans une ferme, tous les sens sont en alerte : le son, le toucher, l’odorat. L’odeur, c’est peut-être ce qu’il y a de plus fort : la paille, le foin, les vaches, le lait. J’aurais dû commencer par là, en leur demandant de fermer les yeux et de retrouver ce qu’ils avaient senti. Sans doute aurais-je eu comme réponse : « ça sentait bon, ça sentait pas bon, ça puait ! », mais on aurait pu affiner : le foin c’est de l’herbe séchée, la paille sent le blé coupé, le lait c’est un peu comme le yaourt ou le fromage. Et comme je suis maligne, j’aurais apporté de la vraie paille, du vrai foin et un bol de lait pour les aider à retrouver les sensations correspondantes. On aurait même reparlé de puer dont le contraire est embaumer, et on aurait réfléchi à ce que signifient sentir bon et sentir mauvais.

« Une question M. Bourdieu, si vous permettez.
— Je vous écoute.
— J’ai des collègues qui laissent dire n’importe quoi sous prétexte qu’il faut libérer la parole.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Sur le marché professionnel, matrimonial, économique, les lois du marché linguistique continuent à s’imposer. Une telle attitude ferait de leurs élèves d’éternels perdants.
— Je vois un peu mieux désormais ce que je dois changer. Merci.
— Bon, je retourne dans votre cartable.
— Attendez-un peu, je voudrais parcourir quelques pages. »

Voici ce que je retiens de ma lecture : il convient de distinguer la langue et la parole. La langue se préoccupe du code. Pierre Bourdieu s’empare de la parole, c’est à dire des usages du langage dans les groupes sociaux et les institutions. Il montre comment un certain type de langage produit des effets d’autorité. Le pouvoir des mots n’est pas dans les mots mais dans le statut de ceux qui les utilisent. Ce statut s’entrevoit dans la façon de parler, le vocabulaire convoqué, la justesse de la syntaxe.

Mais d’autres éléments sont tout aussi importants quoique insidieux : une certaine façon de poser la voix, d’approuver ou de désapprouver par le regard ou la posture. Tous ces éléments assurent la position symbolique d’une personne par rapport à une autre et expliquent que le premier parle et que le second se taise. Moi, Ellen, enseignante de grande section, je ne veux plus humilier mes élèves car l’humiliation fait taire.

Gérard Morin
Formateur d’enseignants

Le personnage d’Ellen dans ce texte vient du livre écrit par Gérard Morin à des fins de formation, Journal d’une enseignante.

Pour en savoir plus

Gérard Morin, Daniel Olivier-Lamesle, Quand la pédagogie s’invente. https://www.coollibri.com/bibliotheque-en-ligne/gerard-morin/quand-la-pedagogie-sinvente_518212.


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