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Découvrir, parler

Du dialogue intérieur face à l’œuvre, le moment de silence, à l’émergence d’une parole.
Nous avions misé sur de gros moyens pour organiser cette expo « Phare » au centre Pompidou de Metz : trois classes de CP-CE1, CM1-CM2 et de CM2, réparties en neuf groupes, neuf adultes pour accompagner chacun des groupes, neuf étudiants équipés de caméscopes pour filmer, sans compter le personnel du musée pour surveiller, commenter, animer, etc. Neuf groupes pour neuf médiations différentes : groupe en autonomie, jeu de pistes sur cartels pour un second, médiation proposée par une animatrice du musée pour un troisième, médiation entre pairs pour un autre encore, etc. Nous étions devenus les rois de la combinatoire ! De mon côté, une visite de repérage suivie d’une bonne douzaine d’heures pour préparer des roadbooks sur trois formules différentes allant du plus simple carnet de notes au support truffé de questions ou encore à la reproduction habilement « photoshopée », tout cela pour que chaque enfant, d’une façon ou d’un autre, rencontre l’œuvre !
D’ABORD LE CORPS

Il me reste de cette journée dans l’immense hall de « Phare » et de sa sélection d’œuvres gigantesques un sentiment confus d’enfants un peu perdus dans l’immensité d’un art contemporain qu’ils approchent le plus souvent de manière sensorielle : beaucoup chorégraphient des pas de danse devant le travail de Julio Le Parc, engageant ainsi leur corps dans une ivresse visuelle liée aux effets d’optique ; beaucoup s’amusent encore devant la sculpture d’Anish Kapoor en sautant ou encore en lançant leurs trousses pour s’assurer que le monde est bien à l’envers ; les plus rigoureux arpentent en géomètres experts la fresque de Frank Stella pour en estimer la longueur ; sans compter le nombre probable de ceux qui se retiennent de toucher la matière noire de Pierre Soulages ou de caresser le travail en bois de Louise Nevelson. Les postures elles-mêmes engagent les corps, grâce à l’attention bienveillante du personnel du musée, beaucoup s’assoient en tailleur ou mieux encore s’allongent à même le sol pour mieux noter, cocher, croquer ou encore deviser entre eux sur la signification symbolique de l’horloge de Delaunay.

Mais au-delà des expériences sensorielles qui laissent présager des prémisses de rencontres avec des œuvres, d’autres postures m’interpellent davantage. « Rien n’est plus complexe, fragile, subjectif, imprévisible, incontrôlable que les processus d’apprentissage ». Ce fragment en ligne lu et relu sans cesse ne quitte plus l’arrière-plan de ma mémoire. Il met en scène un groupe d’enfants assis face à une œuvre gigantesque (Polombe), un adulte qui tente de faire entrer huit marmots dans l’univers de Frank Stella et un gamin qui, durant le quart d’heure de médiation, ne regarde pas l’œuvre plus de dix secondes, tant il est absorbé par un ailleurs. Apprentissage imprévisible et subjectif ! Malgré la ferveur de la médiatrice, ce charmant bambin ne rencontrera pas Frank Stella, en tout cas pas ce jour-là ! Ou pas à ce moment-là ! De quoi se nourrit sa rencontre à cet instant ? De l’architecture des lieux ? De l’ambiance murmurante renvoyée en échos d’un espace à l’autre ? Des lumières diffusées par les immenses courbes de la voute du bâtiment ? Ou encore tout simplement du simple plaisir d’être là, avec les autres, dans un espace improbable pour lui, absorbé par toute cette complexité ? Processus d’apprentissage incontrôlable ! Il y a fort à parier que cet enfant-là, comme d’autres probablement ce jour-là, rencontrera d’autres choses que ce que les adultes avaient souhaité ! Et alors ?

LE RÔLE DE L’ENSEIGNANT MÉDIATEUR

Un autre point venait contrarier mon travail et ma réflexion. Pour mener à bien cette aventure, pour susciter des rencontres, en bons maitres d’école à qui on avait sans cesse répété « un bon enseignant est un enseignant qui maitrise ses contenus ! », nous avions mis un point d’honneur à faire nos devoirs à la maison : visite préparatoire de l’exposition, exploration documentaire quasi systématique de la toile, il fallait que nous sachions tout, sur l’œuvre, sur l’artiste, sur le contexte historique, sur le courant artistique et ses éventuels détracteurs, sur les techniques employées, avant de plonger nos classes dans ce bouillon de culture sur les consignes, ausculté chaque œuvre retenue pour en saisir la substantifique moelle, passé des heures à détourer les perroquets de Fernand Léger pour qu’aucun ne néglige l’importance de ces volatiles dans l’art de la composition. Mais voilà ! Face à l’expérience sensorielle, envolés les roadbooks, les approches expertes, les discours sur l’œuvre, il fallait d’abord voir, sentir, ressentir, approcher, estimer, toucher, parler, échanger. Le travail de prise de notes, de schématisation, de synthèse n’était pas opportun au moment de la visite. Il me fallait donc repenser le travail de l’enseignant dans son approche de la médiation artistique et culturelle. Résolument, la posture du maitre expert (de l’art) ne me convenait pas, elle n’était en tout cas pas en adéquation avec mon cœur de métier, celui de pédagogue. Le discours d’historien de l’art ou de technicien expert n’était à mon avis pas le plus approprié à une médiation. Il me fallait renouer avec une posture foncièrement pédagogique. Dans un article traitant du discours sur les œuvres, Jean-Charles Chabanne1 évoque trois espaces distincts : celui de la réception (le musée) où l’enfant doit rencontrer l’œuvre, celui de l’analyse qui peut être celui de la classe et, enfin, celui de l’atelier qui met l’enfant au cœur de la matière.

J’ai profité de l’exposition « Épreuve » au Préau des Arts (galerie d’art de l’ESPÉ de Lorraine) pour proposer un protocole à quatre jeunes professeurs stagiaires engagés dans notre équipe et dans notre travail : un temps de découverte (dix à quinze minutes) silencieux, qui permettait à chaque enfant de naviguer d’une cimaise à l’autre, librement, sans aucune autre contrainte que celle de ne parler ni échanger avec qui que ce soit ; un temps de parole où chaque stagiaire animait un temps d’échange, avec pour seul objectif d’encourager la parole des enfants, les faire entrer dans le dire ou les encourager à l’évocation ; un dernier temps individuel ou chacun pouvait, sur une feuille de dessin, soit reproduire, soit s’inspirer d’une œuvre de son choix.

LES MOTS POUR LE DIRE

Les jeunes professeurs stagiaires ont été dans un premier temps décontenancés, prétextant leur méconnaissance de l’artiste, de son travail, des techniques employées, de l’histoire de l’art en général ! Il fallait leur faire admettre qu’une posture pédagogique possible consistait à simplement faire émerger chez les enfants des éléments de langage, pour les faire passer des perceptions sensorielles à la mise en mots de leurs ressentis. C’est ainsi qu’en observant une œuvre de Sophie Lecuyer, Les Nuits blanches, les enfants sont passés de la description, « on voit… elle est… il y a… c’est… ç a se voit… » à l’évocation « on dirait… ça fait comme… c’est peut-être… » ; que le lexique s’est épaissi au fil des échanges, « une dame, une mariée, un fantôme, un voile pour cacher des larmes, une dame du Moyen Âge, un château fort, un loup, la pleine lune, le soleil, des aurores boréales, des arcades, une gravure, une photographie, du fusain, des traits remplis de lumière, des petits points blancs, des lucioles, la vraie vie, etc. ».

Que de matière linguistique à exploiter, interroger, analyser ! Les élèves avaient observé, parlé, interrogé, ils s’étaient faits experts le temps d’une rencontre grâce aux échanges entre eux. La confrontation de leurs impressions avait fait naitre un magma linguistique que le temps de l’analyse, à postériori, en classe, permettrait de transformer en objet de culture.

Dominique Tiberi
Directeur d’école d’application, école Braconnot, Nancy (54)

Notes
  1. Jean-Charles Chabanne et Jean-Louis Dufays, « Parler et écrire sur les œuvres littéraires et artistiques : contours et enjeux d’une problématique », Repères n° 43, 2011.