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67 millions de spécialistes de l’école

Depuis plusieurs années, Philippe Watrelot, sur son blog, sur les réseaux sociaux, dans les médias qui l’ont invité, s’est attaché à déconstruire idées reçues et simplismes concernant l’éducation. Ancien président du CRAP-Cahiers pédagogiques, il s’est aussi efforcé de combattre la tentation toujours existante chez les pédagogues de se désintéresser du travail de « désintox » (« on a mieux à faire » « laissons les loups hurler », « la meilleure réponse aux détracteurs de la pédagogie est de faire notre boulot sur le terrain »…).

« Il y a, en France, 67 millions de spécialistes de l’école. » Tout le monde a déjà fait l’expérience, lors d’un repas de famille ou une discussion entre amis. Il suffit d’aborder le thème de l’école pour que tout le monde ait un avis, tiré de sa propre expérience d’élève, d’ancien élève, de parent, de grand-parent, etc. Et en général frappé au coin du bon sens et s’appuyant sur quelques représentations et prénotions solidement installées et souvent marquées par la nostalgie. Il en est ainsi pour de très nombreux sujets : les méthodes de lecture, le niveau (qui baisse évidemment), l’évaluation, le jargon pédagogique, etc.

Ces discussions dans un cercle restreint sont-elles compensées par des débats de qualité dans les médias ? La réponse est malheureusement négative. Il y a plusieurs raisons. D’abord, les journalistes spécialisés y sont rares et on y invite peu d’experts. Et surtout les médias (en particulier audiovisuels) aiment bien les polémiques et les débats binaires. La nuance n’est pas spectaculaire ! De plus, la parole y est confisquée par d’anciens bons élèves.

Où sont les experts ?

Une expérience (forcément singulière) fait-elle de vous un expert ? Le fait d’être allé à l’hôpital fait-il de vous un expert des questions de santé ? Évidemment non. Il vous autorise à avoir un avis sur le service que vous avez reçu et à vouloir être mieux informé des enjeux de ce domaine, mais cela s’arrête là.

L’avis des usagers de l’école est évidemment important et il mérite d’être entendu, l’école étant l’affaire de tous. Mais il importe d’essayer à chaque fois de distinguer l’opinion, l’avis et l’expérience de chacun des faits établis et d’une démarche de vérité scientifique.

Cette réflexion sur l’expertise s’applique aussi aux enseignants eux-mêmes. Le fait d’être un professionnel fait-il de vous un expert de l’école ? Dans le débat récent et très vif sur la réforme du collège, on m’a souvent fait un procès en légitimité, parce que j’enseignais en lycée et que je n’avais donc « pas le droit de parler de ce que je ne connaissais pas ». On déniait ainsi l’idée même de la représentation et des corps intermédiaires, puisque je n’étais pas vu comme le représentant d’un mouvement pédagogique qui avait collectivement réfléchi sur ce sujet (et qui compte de nombreux enseignants de collège), mais comme un individu portant une parole singulière.

Le fait de travailler dans l’Éducation nationale donne une vision et une expérience qui doit être entendue. Mais, même si cette expérience est partagée par plusieurs, cela n’en fait pas pour autant une vérité absolue. Quelqu’un avec les mêmes conditions de travail peut avoir un avis différent sur tel ou tel dispositif. L’expertise suppose aussi un recul et une analyse qui peuvent être nourris par la réflexion collective.

Intellectuels et spécialistes

Ces débats mobilisent aussi les intellectuels, qui sont souvent interrogés pour donner leur avis. Le fait d’être un intellectuel reconnu (et médiatique) fait-il de vous un expert de l’école ?

On se souvient du tollé qu’avait suscité la ministre Najat Vallaud-Belkacem lorsqu’elle avait qualifié, en avril 2015, de « pseudo-intellectuels » ceux qui s’exprimaient sur les médias à propos de la réforme du collège. C’était évidemment une erreur. Il s’agissait bien incontestablement d’intellectuels. Elle aurait plutôt dû parler de pseudo-experts, car le fait d’être un intellectuel ou un éditorialiste n’autorise pas pour autant à parler sur tout. Pour eux, il y a une responsabilité plus grande : on devrait être fondé à émettre une opinion si et seulement si on a pris la peine de se renseigner avant de donner son avis.

Si l’on peut avoir de l’indulgence pour ceux qui s’expriment sans connaitre parce qu’ils subissent le poids des préjugés et des prénotions, on en a moins pour l’ignorance quand elle est le fait des savants.

Les sociologues, les philosophes, les historiens, les économistes, les psychologues spécialisés dans l’éducation existent, mais ils sont peu sollicités et leur parole est rarement entendue. Cela tient à plusieurs raisons.

Il y a d’abord le fait que ce que dit l’analyse scientifique est bien souvent contrintuitif et va à l’encontre de ce que dit l’expérience immédiate. Ce n’est pas propre aux sciences sociales et humaines. Si on s’en tient à sa propre perception, on peut penser que la Terre est plate.

De fait, il y a aussi une sorte de méfiance à l’égard des sciences de l’éducation, que certains n’hésitent pas à qualifier de pseudo-science, voire d’imposture. Ce qui est un moyen de faire retomber le débat dans le sens commun, en déniant l’idée même qu’il puisse y avoir des experts.

Ensuite, et cela n’est pas contradictoire, parce que la neutralité axiologique peut être souvent contestée. En d’autres termes, il y a souvent un soupçon de parti pris qui amène à disqualifier l’analyse, jugée alors comme une opinion.

Enfin et surtout, ces spécialistes de l’école, souvent effrayés à juste titre par la teneur du débat et sa violence, hésitent à s’y confronter et préfèrent s’abstenir. C’est ainsi que seules quelques rares personnalités prennent les coups et concentrent les attaques. On pense évidemment à Philippe Meirieu, qui a littéralement incarné la pédagogie dans les médias pendant tant d’années.

Le débat n’est pas impossible, mais il est rendu particulièrement difficile.

Oppositions binaires et représentations

Connaissances vs compétences, didactiques vs pédagogie, enseignement vs éducation, bienveillance vs exigence, motivation vs effort, laxisme vs rigueur, savoir vs élève, etc. Le débat sur l’éducation est plein de ces fausses oppositions que j’avais déjà essayé de recenser. Avec évidemment, en tête de liste, républicains vs pédagogues. Le débat sur l’école mérite mieux que ces oppositions binaires et stériles. Il nous faut essayer de comprendre comment elles se construisent et s’alimentent.

La nostalgie d’une école mythifiée est un puissant ressort de cette construction. « C’était mieux avant », tout le monde l’a déjà plus ou moins dit. D’autant qu’avec le tri opéré dans les souvenirs, on a tendance à idéaliser ou ne retenir que les aspects positifs de la période qui précède. Le souvenir qu’on a de l’école d’autrefois est amplifié par l’imagerie produite par les films, les romans et les médias. La Gloire de mon père de Marcel Pagnol, le film Être et Avoir, toutes les images sur les hussards noirs de la République ont contribué à forger le mythe de cette école passée qui semblait imperméable à toute critique et constituer un des lieux sacrés de la République.

On en oublie que l’école de la IIIe République a été fondée sur le principe méritocratique et sur la volonté de renouvèlement des élites. Et la sélection est inscrite dans l’ADN même de cette école et donc, par ricochet, dans l’esprit même de nos concitoyens. D’où l’attachement aux notes ou bien encore toutes les lamentations sur « le niveau qui baisse », la « baisse des exigences » et le bac qui est « donné ».

Nostalgie, déclinisme et réaction

Ces représentations vont bien au-delà de la simple nostalgie. Elles sont trop souvent au service d’une pensée décliniste et d’un discours réactionnaire. Sans chercher très loin, il suffit de relire les interventions récentes de Nicolas Sarkozy, qui fustige l’ « esprit de 68 » et qui, en meeting à Lille, le 8 juin 2016, a estimé que les militants du « parti pédagogique » se sont « échinés à détruire méthodiquement le respect de l’autorité, l’apprentissage de la langue, la transmission de notre histoire nationale, de nos mœurs, de nos valeurs ». La figure du « pédagogiste » (forcément délirant ou « prétentieux » voire « assassin ») est un épouvantail facile dans certains discours conservateurs. C’est ce que ne manque pas de faire François Fillon à chacun de ses meetings.

En fait, le discours sur l’école est, de plus en plus explicitement, l’expression d’une pensée réactionnaire. La mise en avant du « mérite » et la dénonciation de l’ « égalitarisme », la promotion de l’apprentissage pour ceux qui ne sont « pas doués pour l’école » sont autant d’éléments de langage qui relèvent de ce discours conservateur et de réaction.

De plus, en désignant un bouc émissaire, on évacue la complexité des situations. Le procédé rhétorique qui consiste à se fabriquer son propre ennemi en la personne du pédagogiste s’accompagne aussi d’une autre posture. Elle consiste à dénier aux autres une qualité qu’on s’attribue à soi-même. Tout se passe comme s’il y avait eu une sorte de holdup sémantique où plusieurs mots (exigence, savoir, excellence, rigueur, et bien d’autres) avaient été confisqués par ceux qui se réclament de la tradition et de la préservation d’une école qui serait en train de disparaitre.

Des oppositions stériles

Et c’est ainsi que se construisent ces oppositions qu’on évoquait plus haut. Pourquoi ne serait-on pas à la fois exigeant et bienveillant ? Pourquoi faudrait-il choisir entre le savoir et l’élève ? Le travail de l’enseignant ne correspond pas à ces oppositions stériles. On ne choisit pas, le matin, avant de rentrer en classe, de privilégier les compétences au détriment des connaissances ou l’élève plutôt que les savoirs. Pour motiver les élèves, il faut aller les chercher là où ils sont, en leur proposant des activités qui partent de leur vécu. Et ce n’est pas être moins exigeant, bien au contraire. De même est-ce prendre les connaissances très au sérieux que de se soucier de la durabilité des acquis, comme on le fait dans le travail par compétences. C’est être finalement peu exigeant (avec soi-même et avec le système dans lequel on travaille) que d’accepter qu’il produise tant d’échecs.

Il s’agit donc de raisonner plutôt en tension entre deux pôles que de voir les débats de manière binaire. Comme le dit très bien Philippe Meirieu : « Il faudrait enfin qu’on arrive à sortir de cette méthode qui consiste à penser toujours sur le mode de variation en sens inverse, c’est-à-dire que plus je m’intéresse à l’élève, moins je m’intéresse au savoir ou plus je m’intéresse au savoir, moins je m’intéresse à l’élève. »

Cette pensée binaire est alimentée aussi par les médias. L’opposition la plus connue et la plus classique est celle qui oppose pédagogues et républicains. Elle est bien pratique pour construire des pseudo-débats en deux colonnes, d’un côté les « pour », de l’autre les « contre ». Dans un tel cadre, la nuance est difficile à faire entendre.

Un débat confisqué par les bons élèves

Éditorialistes, journalistes, intellectuels, hommes politiques, ils ont tous un point commun : ce sont d’anciens bons élèves. Dans un système fondé sur la méritocratie, c’est d’ailleurs ce qui justifie leur place. Or, ce sont ceux-là qui parlent et qui contribuent à façonner l’opinion et à mettre tel ou tel sujet à l’agenda.

Lorsqu’on invite un intellectuel à parler de l’école, on lui demande son avis sur un système qui lui a été plutôt favorable. Et souvent, le ou la journaliste qui lui pose des questions est dans le même cas. L’analyse est alors biaisée. Comment critiquer un système qui vous a fait réussir ? Comment penser l’idée même de difficulté scolaire ou d’échec scolaire quand cela n’a jamais été votre cas ?

Cela va même plus loin, lorsque ceux qui tiennent un discours de préservation du système en sont des rescapés, c’est-à-dire des personnes qui ont pu s’en sortir, alors que rien ne les prédestinait à cela au départ. Même si les statistiques les relativisent, il reste, et c’est tant mieux, des cas d’ascension sociale exemplaires. Le problème, c’est lorsque cela conduit à un discours facile qui nie tout déterminisme social : « Puisque moi, j’ai réussi malgré tout, pourquoi d’autres n’y arriveraient pas ? Quand on veut, on peut. » Le discours sur le mérite s’en trouve alors renforcé et l’échec scolaire est présenté comme un phénomène individuel et le résultat de l’absence d’efforts. Si on n’a pas saisi sa chance, on a que ce qu’on mérite !

Pour parler d’école ou d’autre chose, ceux qui sont en échec scolaire, ceux qui sont en situation de pauvreté ont rarement accès aux médias. Ou alors à la rubrique « faits divers » ou lorsque les banlieues et les quartiers sensibles s’échauffent.

Tout le discours très ambigu sur la « baisse de l’exigence » ou sur « les dangers de l’égalitarisme », voire la remise en cause du collège unique peut donc être aussi lu comme un refus des plus inclus du système (classes favorisées et moyennes, y compris les enseignants) de lutter vraiment contre les inégalités en confisquant le débat sur l’école.

Le phénomène marche aussi pour la « mise à l’agenda », c’est-à-dire le fait de choisir quels seront les thèmes qui seront traités et leur hiérarchie dans l’information. Par exemple, chaque année, nous avons droit à une rafale de sujets sur le bac : le plus jeune candidat, le plus vieux, la triche, les sujets, le cout de l’épreuve, etc. Cela commence traditionnellement par l’épreuve de philosophie. En oubliant que celle-ci ne marque pas le début du bac, mais seulement celui du bac général qui ne représente qu’à peine un tiers des bacheliers. Les bacs technologiques et professionnels sont rarement évoqués, on ne traite ce sujet que sous le seul prisme du bac général, qui se trouve être celui où vont être surreprésentés les enfants des catégories les plus favorisées.

Pour un débat argumenté

On s’aperçoit aussi que les véritables journalistes spécialisés dans l’éducation sont rares. Il y en a dans la presse écrite, un peu à la radio et encore moins à la télévision. Les sujets sur l’éducation, alors qu’ils touchent tous les Français, sont souvent jugés secondaires par les rédactions et confiés à des journalistes de bonne volonté mais inexpérimentés. Ce qui, compte tenu des contraintes de production et des représentations évoquées plus haut, conduit bien souvent à une présentation caricaturale ou à la reproduction de discours figés et convenus.

Tout comme il y a des émissions sur la santé, il serait utile qu’il y ait des émissions de vulgarisation sur les enjeux de l’éducation dans les médias, pour en faire un sujet de connaissance et de culture.

« L’école mérite mieux que ça. » Cela pourrait être la conclusion de cette réflexion.

On devrait se réjouir que l’école suscite tant de discussions passionnées chez les Français. Car cela prouve au moins que ce sujet ne laisse pas indifférent. Et un militant pédagogique ne peut qu’être sensible à cet intérêt. L’éducation, c’est l’affaire de tous.

Mais, tout comme nous le faisons en classe, pour que la discussion ne se limite pas à un échange un peu vain d’idées toutes faites et d’invectives, il faut produire les conditions d’un débat argumenté, c’est-à-dire déconstruire les prénotions, les préjugés, apporter de la connaissance (et admettre donc qu’il y en ait une !) et repérer les véritables enjeux. C’est la responsabilité de tous : politiques, médias et acteurs de l’école.

Philippe Watrelot
Enseignant de SES, formateur à l’ESPÉ de Paris