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Un racisme qui ne se dit pas

Couverture du numéro 595

Couverture du numéro 595, Racismes et école

Y a-t-il du racisme dans les écoles quand il n’y a personne à raciser ? Oui, car l’imagination sociale s’y emploie.

Une enquête dirigée par Françoise Lantheaume et Sébastien Urbanski entre 2015 et 2020 s’est intéressée aux stratégies éducatives face à la diversité des publics dans une centaine d’établissements du secondaire. L’objectif était de « décrire, analyser et comprendre les pratiques de professionnels de l’éducation à propos de situations ordinaires où ils estiment être confrontés à des affirmations religieuses, à du racisme, à des discriminations1 ».

Nous avons travaillé dans ce cadre dans quatre établissements ruraux2. Dans ces établissements calmes, à forte mixité sociale mais peu diversifiés ethniquement, les situations liées aux religions, au racisme, aux discriminations sont rares. Et pourtant, les personnels sont nombreux à relater des exemples de rejet de l’étranger, des migrants, des musulmans.

un rejet qui se dit ou se laisse deviner

Dans un collège en Isère, l’équipe éducative ressent un changement à partir de 2015, une plus grande visibilité des réactions hostiles à l’islam et aux étrangers en général. Les propos d’une enseignante d’histoire-géographie l’illustrent : « Avant, quand on parlait des discriminations, quand on parlait des migrants, on avait quand même une majorité d’élèves qui avaient de l’empathie pour les victimes des discriminations, de racisme, qui trouvaient quand même que « c’était pas bien normalˮ, etc. Suite aux attentats, quand j’ai fait mon premier dilemme moral [en EMC] avec mes élèves de 4e, j’avais posé la question au tableau « Faut-il accueillir les migrants ?ˮ, et très vite cette question s’est transformée en « Il faut mettre les Arabes dehorsˮ. »

Les stratégies habituelles (notamment susciter l’empathie, étudier des exemples historiques comme la Shoah, l’apartheid) sont inefficaces auprès de certains élèves et n’empêchent pas les manifestations de rejet, ce qui questionne les enseignants. Deux enseignants d’histoire-géographie déplorent même que la direction tendrait à se conformer aux attentes des parents, la « laïcité » deviendrait plus stricte quand on parle de l’islam.

Au lycée de la même commune, des enseignants décrivent un racisme latent, une peur de l’islam et des « étrangers », qui ne s’exprime pas ouvertement chez les élèves, mais qu’« on sent à leur attitude », leur « air de dire », leurs « regards entendus ». Pour un enseignant d’histoire-géographie interrogé dans l’enquête, les élèves font un partage : il y a d’un côté le discours du professeur, des médias, peut-être d’une élite, et d’un autre côté ce qu’ils pensent « eux ». Nous retrouvons donc le racisme présent au collège, avec une relativisation du discours du professeur. Mais les élèves du lycée ont intégré les codes de l’école, savent ce qui se dit ou pas dans son enceinte.

Dans un collège de Loire-Atlantique, un enseignant décrit la réaction d’élèves face aux familles noires qui devaient les héberger lors d’un voyage scolaire à Londres : « Ils avaient une méfiance. […] Je pense que c’est du racisme, on ne peut pas dire que ce n’est pas du racisme, mais c’est du racisme inconscient, […] et ce n’est pas une volonté de violence de la part des gamins. […] Mais quand même des réflexions où ils les comparaient à des animaux. »

Dans un lycée professionnel en Vendée, situé dans une petite ville de 20 000 habitants, les enseignants interviewés notent quasiment tous des phénomènes de racisme ouvertement exprimé, ainsi qu’en témoigne une professeure de lettres-histoire : « C’était une photographie où on montrait les Pieds-noirs qui partaient de l’Algérie pour revenir en France parce qu’ils n’étaient plus en sécurité en Algérie. Là-dessus, ils ont parlé des migrants, et ça a dévié. C’était : « Nous sommes envahis par les migrants.ˮ Pas l’aspect sécuritaire, c’était plus l’aspect économique qui ressortait des propos, disons d’un bon quart de la classe. »

Des stratégies éducatives fluctuantes

L’interprétation que font les enseignants de ces situations diffère, suscitant des stratégies variées. Au collège comme au lycée isérois, ils interprètent les situations liées au racisme comme un effet de l’éducation familiale combiné à un effet du territoire. Les propos racistes seraient dus à la faible mixité ethnique, au faible capital culturel des parents et à un vote RN très important dans le canton. Les enseignants d’histoire-géographie se disent empêchés dans leur travail de transmission des valeurs par la culture familiale et la méfiance des parents envers l’enseignement.

Dans ce contexte, l’efficacité de l’éducation scolaire contre le racisme bute contre un fort décalage entre les valeurs promues par l’école et la culture familiale. Mais les enseignants « tiennent le cadre », spécifient certaines questions, adaptent leur stratégie pédagogique sans éviter le sujet. Par exemple, une professeure d’allemand choisit soigneusement des documents statistiques moins polémiques que des extraits de journaux ou photos.

Dans les établissements cités de Vendée et Loire-Atlantique, le racisme est interprété par les enseignants comme l’expression de la peur, de la méconnaissance, de la pauvreté, de l’isolement, des conflits entre élèves. La logique de proximité et la très bonne relation avec les familles conduisent les professionnels à éviter de mettre en cause frontalement le racisme, considérant que ce serait une attaque directe contre l’éducation des parents et mettrait à mal la confiance entre parents et professeurs nécessaire à leur travail.

Le racisme n’est pas combattu frontalement pour éviter de rendre saillant un problème « qui ne se pose pas vraiment » d’après la proviseure du lycée. Le personnel éducatif choisit de ne pas monter en épingle les propos racistes, mais de travailler à l’ouverture à l’autre par « petites touches ».

Dans les contextes ruraux, l’injonction à lutter contre le racisme et l’antisémitisme s’articule ainsi avec d’autres données mises en avant par les professionnels : fermeture culturelle, conditions sociales et économiques difficiles, importance de « faire simplement l’expérience pratique du vivre-ensemble3 ». En somme, dans la grande majorité des cas, les enseignants font le « choix du moindre mal, postulant qu’il n’y a ni solutions simples ni solutions définitives ». C’est, selon Taguieff, « la voie de ce qu’on appelle, dans la tradition aristotélicienne, la prudence4 ».

Églantine Wuillot
Professeure d’histoire-géographie associée à l’IFE

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Couverture du numéro 595, Racismes et école

 

 


Notes
  1. Françoise Lantheaume, Sébastien Urbanski, Laïcité, discrimination, racisme. Les professionnels de l’éducation à l’épreuve, PUL, 2023.
  2. L’enquête fut réalisée dans sept établissements ruraux. Quatre font l’objet de cet article.
  3. Gilles Manceron, « Existe-t-il une éducation contre le racisme ? », dans Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations, Esther Benbassa (dir.), Larousse, 2010, p. 23-27.
  4. Pierre-André Taguieff, « Antiracisme », dans Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, 2013, p. 65-88.