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Un mois avec l’Orchestre national de France

Une classe de seconde option musique d’un lycée de banlieue populaire découvre le monde de la radio et de l’orchestre symphonique lors d’un projet qu’elle mène en collaboration avec Radio France : de l’apprentissage des codes de la musique classique au plaisir de l’écoute.
Océane se tient le visage dans les mains, les coudes sur la balustrade du premier balcon. Ses yeux ne quittent plus la scène.

La première fois, à l’auditorium de la Maison de la radio, elle tenait en main une canette de soda (interloquée, elle avait consenti à s’en séparer) ; la première fois, ses yeux parcouraient la salle pendant la musique qu’elle suivait de loin en loin, découvrant l’architecture de bois, les tuyaux de l’orgue, scrutant le second balcon au-dessus de sa tête, s’attardant sur les spectateurs d’en face ; elle avait fait un peu de bruit, aussi, avec son sac, entre deux mouvements du Concerto pour orgue de Francis Poulenc.

Aujourd’hui, lors de sa troisième visite, c’est elle qui, fière, fait remarquer à son professeur que « des jeunes » ont été agités pendant le concert, et même que ça l’a dérangée. Fière, car maintenant elle possède les codes (peut-être rigides, mais elle les possède). Il ne lui a pas fallu longtemps ni pour les comprendre, ni pour les accepter. Juste le temps de se détendre, et d’écouter, attentivement ; le temps de devenir une spectatrice comme une autre.

OUVERTURE1

Début mars 2016. Première rencontre avec l’orchestre à la Maison de la radio.

Rapide visite des lieux : hall, agora, studio 104, coulisses. Les élèves voient ensuite Patrice, flutiste de l’Orchestre national de France : présentation de son instrument, de son métier, démonstrations sonores, anecdotes sur l’orchestre. La rencontre est enregistrée, les voix des intervieweurs sont hésitantes, les questions (bien que préparées en amont) parfois naïves ou trop directes. Les élèves sans pratique instrumentale personnelle (la grande majorité) se sont montrés attentifs, mais peu concernés ; la relation à l’instrument ne leur parle pas. Courte pause, puis vient l’appogiature, la préparation au concert du soir par quatre musiciens de l’orchestre, basée sur la pratique instrumentale (percussions) à partir de quelques éléments des œuvres (thème, rythme, etc.). Le rapport à l’instrument commence à s’installer chez des élèves désormais actifs. L’oreille s’affute ; pendant le concert, ils chercheront leurs musiciens, et entendront les éléments musicaux manipulés dans l’après-midi.

SCHERZO

Une semaine plus tard, deuxième rencontre. Les élèves questionnent un contrebassiste de l’orchestre. Tout le monde est plus détendu, les questions mieux préparées, plus pertinentes, davantage assumées par leurs auteurs. Les intervieweurs sont plus nombreux. Surtout, à la fin, ils sourient : ils savent qu’ils ont été bien meilleurs, que le résultat l’est également. On enchaine avec une seconde interview, celle d’une productrice de France Musique spécialiste des rapports des jeunes à la musique, parisienne, « pêchue ». Ils sont bousculés, ils perdent la main, le sens des questions s’inverse rapidement. Certains (et pas forcément les plus loquaces habituellement) en prennent conscience et se battent pour la reprendre. Puis nouvelle appogiature consacrée au Mandarin merveilleux de Béla Bartók : un des musiciens intervenant est déjà connu des élèves, la séance se met en place plus rapidement, la qualité de la production se montre bien supérieure.

Semaine suivante, troisième rencontre. Répétition générale du concert du soir. Concerto pour piano de Schumann. Interview du pianiste, mais les questions rapidement préparées ne viennent pas. Pourtant l’œuvre a beaucoup plu, le piano est un instrument pratiqué modestement par plusieurs élèves et la jeunesse du pianiste semble un atout. Malgré tout, un silence gênant s’installe ; le pianiste reste gentiment avec nous et prend la parole pour exposer sa vision de son métier et son rôle social, les exigences et la rigueur que cela implique. Les élèves écoutent. L’entendent-ils ? La faim (il est alors 13 h 30) prend l’ascendant sur tout le reste.

L’après-midi, ils rencontrent le délégué artistique de l’orchestre. Ils se sont ressaisis, posent des questions, et découvrent au cours de la conversation que leur interlocuteur, qui parcourt le monde et côtoie les plus grands musiciens, a passé les premières années de sa vie dans une tour HLM de leur ville, à côté de leur lycée, tour dans laquelle habite l’une d’entre eux : regards éberlués, bouches ouvertes, rires nerveux. Alors les corps se redressent, les bustes se penchent imperceptiblement vers l’avant, tous les élèves fixent maintenant le délégué artistique. Son discours sincère, humble et généreux est parfait, car intelligent et accessible : il parle de rêves, d’ambition, mais aussi de rigueur, d’exigence, de confiance et de dépassement de soi. Il y a un avant et un après de cette rencontre : ce que les élèves découvrent et entendent prend une tout autre résonance. Ils se projettent, il vient de chez eux. Le retour en bus est silencieux.

Huit jours plus tard, quatrième rencontre. Nous assistons à la répétition générale du Mandarin merveilleux au Théâtre des Champs-Élysées. Malgré l’éloignement du travail préparatoire à l’œuvre, les élèves s’en souviennent bien et reconnaissent les principaux éléments musicaux. La luxuriance instrumentale donne une image grandiose de l’orchestre qu’ils se sont approprié : « notre orchestre ».

Suit l’interview du responsable de l’évènementiel à Radio France, un poste stratégique important, un homme perpétuellement dans le feu de l’action. C’est un personnage très chaleureux, lui aussi issu de la banlieue, et qui a commencé sa carrière à Radio France en déchargeant les camions. Parcours atypique, impressionnant, motivant. Son discours est d’allure bien différente de celui du délégué artistique, mais les élèves font rapidement le lien : les mots « rêve, ambition, rigueur, exigence, confiance et dépassement de soi » reviennent, encore une fois. S’ajoute l’expression « saisir sa chance ».

FINALE

Deux mois plus tard, derniers jours de l’année scolaire. Les élèves retrouvent la productrice de France Musique pour l’enregistrement d’une émission au studio 141 de la Maison de la radio. Objectif : présenter aux auditeurs le projet dans sa globalité. Il faut synthétiser en une demi-heure toutes les rencontres, toutes les musiques, et avant cela, tout réécouter (interviews et œuvres), choisir, écrire, supprimer, réécrire, repêcher, réécrire encore ; il faut également s’entrainer à parler au micro, placer sa voix, respirer, s’écouter, et, bien souvent, ralentir le débit, une autre voix, etc.

Seuls les volontaires parleront à l’antenne. Océane, dans un premier temps, ne veut pas ; puis, consciente qu’elle pourrait le regretter, accepte. Cela se passe très bien, la première prise est correcte. Une seconde, par sécurité ; c’est la bonne. Océane quitte le lycée avec les félicitations de la productrice. Elle se réoriente vers une voie professionnelle.

Septembre. Les élèves sont maintenant en classe de 1re. Zoé vient me voir au début d’un cours : « Monsieur, Océane voudrait savoir si elle pourra de temps en temps venir aux concerts avec nous. » Bienvenue Océane.

Antoine Mignon
Professeur de musique, lycée Jean-Vilar, Meaux (77)

Notes
  1. En référence à l’œuvre symphonique de Robert Schumann (1810-1856), Overture, Scherzo et Finale op. 52.