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« Que pense un élève quand il est exclu de cours ? »

Dessin où l'on voit deux adolescents regarder à l'intérieur d'une salle de classe depuis l'extérieur à travers la fenêtre, pendant qu'un cours s'y déroule.

Dessin Adèle Huguet

Pourquoi et comment exclut-on ponctuellement un élève de la classe ? Que ressent-il ? Que vivent les autres acteurs ? La plateforme Vécudexclu donne à entendre dix situations réelles d’exclusion scolaire, racontées par celles et ceux qui les ont vécues. Un outil inédit pour interroger les pratiques, croiser les regards et ouvrir le débat sur les manières de faire face aux désordres scolaires. Entretien avec Audrey Murillo au nom de l’équipe de chercheurs en sciences de l’éducation et de la formation ayant contribué à la plateforme.

Pourquoi une plateforme sur ce sujet de l’exclusion, de l’ordre et du désordre scolaire, et pourquoi ce titre Vécudexclu ?

Les enseignants cherchent à réduire les désordres scolaires, mais nombreux sont en difficulté face à cet objectif. Les chercheurs peuvent éclairer les enseignants sur des vécus, des ressentis masqués aux enseignants par les conditions d’exercice de leur travail. Par exemple, que pense un élève quand il est exclu de cours et rejoint un autre lieu ? C’est le vécu et le ressenti des élèves qui structurent cette plateforme, d’où l’intitulé Vécudexclu.

On remarque que l’exclusion ponctuelle de cours dans le secondaire, ou l’exclusion ponctuelle de classe dans le primaire, est une pratique plutôt limitée par les textes réglementaires et peu traitée dans le champ de la formation des enseignants. Pourtant, elle est familière du milieu de l’enseignement et inscrite dans l’histoire des « pratiques de bannissement ». Nous avons souhaité nous appuyer sur dix situations d’exclusion en école, collège et lycée, en mettant l’accent sur le vécu des différents acteurs de ces exclusions (enseignants, conseillers principaux d’éducation, élèves exclus et témoins, ainsi qu’une assistante d’éducation, une directrice et un accompagnant d’élèves en situation de handicap), sous forme de témoignages audio.

Croiser les vécus permet de mieux cerner ce qui fait convergence ou divergence dans les situations d’exclusion (par exemple, compréhension du protocole, du motif de l’exclusion, communication avec les parents, etc.). C’est la parole des acteurs après la situation que nous avons voulu rendre accessible, ouvrant une porte vers leur vécu.

Des chercheurs apportent également leurs analyses à ces situations, un peu à la façon de la plateforme Néopass@ction, sauf que les paroles des chercheurs et celles des acteurs de l’exclusion sont au format audio, sans vidéo. L’ambition de la plateforme est que différentes personnes (élèves, enseignants, parents, éducateurs, personnels de direction, CPE, etc.) puissent réfléchir aux vécus de personnes ayant une place ou un point de vue différent du leur, lors d’une situation d’exclusion. Pour cela, la plateforme propose une immersion audiophonique dans ces vécus.

Utilisez-vous la plateforme en formation initiale ou continue ?

La plateforme est utilisée en formation initiale et continue, pour le moment auprès d’un public d’enseignants, de CPE, d’étudiants en sciences de l’éducation et de la formation, ainsi que de formateurs d’enseignants. Il ne s’agit pas de « former à exclure », car cette pratique peut avoir des effets contreproductifs, comme le montrent certaines situations. Il s’agit plutôt de réfléchir à des solutions pour réduire les désordres scolaires en conciliant les préoccupations immédiates des enseignants (par exemple, assurer son enseignement sans être interrompu) et des préoccupations éducatives. En ce sens, nous ne portons pas un jugement à priori sur cette pratique.

Par contre, il nous semble intéressant que cette pratique puisse être située dans une réflexion éducative, et dans des temporalités qui ne se réduisent pas à la régulation immédiate du désordre. Ces « petites » situations ordinaires sont une porte d’entrée pour aborder en formation des thèmes plus vastes, comme les procédures de communication internes à l’établissement, l’accompagnement par les adultes de la compréhension des punitions et sanctions par les élèves, le sentiment de justice, l’impuissance ressentie par les enseignants, les temps de concertation formalisés entre adultes, le lien avec les parents, etc.

D’où proviennent les dix situations d’exclusion présentées sur la plateforme ? Sont-elles courantes dans la régulation des désordres en classe ?

Les situations sont authentiques. Elles se sont déroulées récemment dans le système scolaire français, en école (quatre situations), collège (une situation) et lycée (cinq situations). Les situations retenues montrent des formes variées : l’exclusion prend souvent une forme punitive, mais il peut aussi s’agir d’une « respiration » pour l’élève ou l’enseignant ; l’élève est souvent envoyé auprès d’un autre adulte, mais parfois, il patiente dans le couloir ; l’exclusion peut durer quelques minutes ou une heure de cours entière… Pour une situation, il s’agit de la première exclusion vécue par un enfant de 6 ans. Pour « l’exclusion de Louis », il s’agit de la première exclusion par un enseignant en fin de carrière, avec un élève « poly exclu ». Pour « l’exclusion d’Hugo », en collège, l’exclusion est un mode de régulation des désordres porté par un collectif, avec une très grande fréquence. Au final, on peut dire que le caractère « courant » des exclusions ponctuelles de cours pour réguler les désordres est variable d’un établissement à un autre et d’un enseignant à un autre, certains n’y ayant jamais recours.

Les dix situations nous ont semblé pouvoir constituer un objet de débat, que ce soit avec des adultes ou des plus jeunes : débattre des punitions et sanctions, des normes scolaires, de ce que les personnes vivent dans l’école. C’est une sorte d’immersion dans les ressentis des différents acteurs agissant dans l’école française, autour de cette famille de situations « exclusion ponctuelle de cours ».

Sur le site, on trouve de petites histoires d’indiscipline. Des chercheurs apportent leurs analyses et proposent des pistes d’action. Mais les pistes d’action sont subordonnées à la manière de poser le problème : quels sont les ancrages théoriques des chercheurs ?

Il est vrai que les ancrages théoriques orientent les pistes des chercheurs. Les regards des chercheurs qui ont conçu la plateforme Vécudexclu convergent vers une approche dite « activité », c’est-à-dire qu’il s’agit d’analyser les raisonnements, les préoccupations, les dilemmes des acteurs lors de ces situations d’exclusion précises, vécues. L’approche psychophénoménologique, qui a structuré le recueil de données, privilégie des pistes qui prennent en compte l’ensemble des vécus des acteurs (y compris ceux d’acteurs « secondaires », tels les élèves témoins de l’exclusion ou les adultes qui reçoivent les élèves exclus). L’ergonomie a pu orienter les pistes vers des aspects organisationnels.

 

Nous avons également fait appel à des chercheurs spécialistes de différents domaines en éducation (le travail des CPE, le genre, l’autorité, l’autonomie, etc.) et convoquant des approches diverses (didactique professionnelle, sociologie, psychologie, etc.). L’important a été d’éviter de proposer un regard unique, dans une visée applicationniste. En effet, les objectifs de formation de la plateforme se nourrissent de la diversité de ces regards, en proposant des points d’appui mais aussi en suscitant des controverses permettant, nous l’espérons, de cheminer vers un plus grand discernement professionnel : mieux comprendre les actions et les ressentis des collègues, des élèves. De ces discernements, pourront s’ensuivre des ajustements des pratiques et de l’organisation scolaire, certains ajustements étant suggérés par ce que propose la plateforme.

Comment comptez-vous développer le travail sur votre site ?

À priori, la plateforme Vécudexclu est amenée à se stabiliser, après quelques analyses supplémentaires de chercheurs qui vont s’ajouter aux analyses actuelles. La plateforme est hébergée sur un site qui comprend d’autres séries de ressources accessibles gratuitement et construites à partir de recherches en éducation :

  • des bandes dessinées sur les enjeux des premiers jours de l’année scolaire (l’effet Pygmalion, les fiches de renseignements, l’illusion disciplinaire, poser le cadre) ;
  • des webinaires courts de chercheurs sur la thématique « comprendre ses élèves ».

Et nous sommes en train de réfléchir à une nouvelle série de ressources.

Propos recueillis par Andreea Capitanescu Benetti

Les chercheurs et chercheuses qui contribuent à la plateforme :

Julie Blanc, enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation et de la formation, École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole (ENSFEA), Unité mixte de recherche Éducation, formation, travail, savoirs (UMR EFTS)

Rémi Bonasio, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et de la formation, université Toulouse 2 Jean-Jaurès, UMR EFTS

Bruno Fondeville, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et de la formation, université Toulouse 2 Jean-Jaurès, UMR EFTS

Gwénaël Lefeuvre, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et de la formation, université Toulouse 2 Jean-Jaurès, UMR EFTS

Audrey Murillo, enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation et de la formation, ENSFEA, UMR EFTS

Nicole Raybaud-Patin, chercheuse partenaire en sciences de l’éducation et de la formation, UMR EFTS

Hélène Veyrac, enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation et de la formation, ENSFEA, UMR EFTS