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N’avalons pas la capsule de travers

A l’origine, la classe inversée était ce qu’en avait pensé Eric Mazur, Professeur de physique à l’Université de Harvard : demander aux étudiants de lire un chapitre d’ouvrage avant le cours, puis, une fois tous réunis, les laisser prendre l’initiative de poser des questions, situer les incompréhensions, donner leur avis. À charge ensuite à l’enseignant de résorber les éventuels troubles et de mettre les étudiants en activité par des consignes d’utilisation des savoirs convoqués.

Cette pratique, popularisée par Salman Khan, éducateur américain et fondateur de la Khan Academy, a par la suite investi le champ du numérique en introduisant la notion de capsule. Qu’est-ce donc ? Une vidéo en ligne, présentant de manière synthétique et exemplifiée les savoirs en jeu[[Exemples de capsules en ligne: https://www.reseau-canope.fr/lesfondamentaux/accueil.html]]. Placés devant ce support pédagogique, les élèves ont alors tout loisir de réécouter plusieurs fois les explications, d’accélérer les passages sans nouveautés, de revenir autant de fois que nécessaire sur les présentations.

Un effet grisant

Cette idée a tellement plu à certains enseignants que des sites d’échanges sur le sujet se sont multipliés, et même qu’un mouvement pédagogique est né en France en 2014 : l’association «Inversons la classe !». La classe inversée a rapidement été reconnue comme vectrice de motivation des élèves, de gain de temps dans l’enseignement des programmes, de mise au travail par de l’activité, de méthodes plus actives et coopératives, d’amélioration des résultats, de plaisir retrouvé d’enseigner, et bien d’autres atouts réels. Les pratiques se sont développées et, tout naturellement, se sont diversifiées. Aujourd’hui, elles se déclinent de manières différentes, si bien que Marcel Lebrun, professeur en technologie de l’éducation et conseiller pédagogique du Louvain learning lab, et ses collègues proposent que l’on parle de classes inversées (au pluriel).

Ces mêmes auteurs décrivent deux conceptions de plus qu’Eric Mazur et Salman Khan de l’inversion pédagogique :
– Deuxième niveau : 1- recherche d’informations, lecture d’un texte ou d’une vidéo, préparation d’une présentation en classe (à distance, seul ou en groupe) puis 2- présentation collective, débat, analyse argumentée, création d’une carte heuristique (en présence de l’enseignant).
– Troisième niveau : 1- recherche d’informations, organisation d’une présentation (à distance) 2- présentation des informations trouvées, organisation d’un conflit sociocognitif, émergence des questions et d’hypothèses (en présence de l’enseignant) 3- lecture d’un texte ou d’une vidéo pour prendre connaissance des théories, identification des éléments pertinents, rédaction d’une synthèse, mémorisation (à distance) 4- consolider les acquis, modéliser, travailler le transfert des acquis dans d’autres contextes (en présence).
Ils expliquent même que d’autres formes vont émerger dans les temps à venir, affinant de plus en plus la pertinence pédagogique de ces approches.

Inversons les critiques

Plusieurs critiques sont adressées aux pratiques de classes inversées et aux enseignants qui les font vivre : la préparation des capsules demanderait trop de temps, les élèves seraient surveillés dans leur intimité, cela encouragerait la fracture numérique, les enseignants perdraient leur autorité… Nous n’allons pas dans ce sens. Nous considérons même ces attaques comme des signes positifs, montrant une lutte effective contre l’immobilisme, le conservatisme, voire l’élitisme de nos pratiques traditionnelles d’enseignement.

Ce qui nous interroge plutôt est la pertinence de cette inversion. Qu’inverse-t-on ? Est-ce la place de l’enseignant ou celle de la transmission des savoirs ? Quelle conception pédagogique se loge derrière le fait de réserver au travail individuel l’appropriation de contenu, et au travail en classe celui de ses applications ? Une classe inversée de niveau 1 ne serait-elle pas tout simplement une approche traditionnelle maquillée de pédagogie active ? La mise au travail en groupe des élèves ne servirait-elle pas à les occuper par la réalisation de tâches, en laissant de côté les contingences de l’acte d’apprendre ?

Au final, cet « activisme », que l’on réserve au temps scolaire, ne va-t-il pas susciter le malentendu cognitif dont parlent Jean-Yves Rochex, Elisabeth Bautier, Stéphane Bonnery[[Stéphane Bonnery « Un cadrage inadéquat des activités qui facilite les malentendus » http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/documents/documents-smd/bonnery-malentendus-sociocognitifs_2.pdf]], Jacques Crinon, Patrick Rayou et plusieurs autres ? N’y aurait-t-il pas d’un côté ceux qui décodent les attendus implicites du travail scolaire (et qui réussissent) et d’un autre ceux qui aiment l’école parce « qu’on s’amuse bien » (mais n’apprennent pas) ?

Place des capsules dans la séquence

En somme, il apparait que les capsules n’ont rien à faire en début d’une séquence d’enseignement, encore moins à la maison, au moment où les élèves les plus démunis sont seuls. La raison principale qui nous permet d’étayer cette thèse est que la cognition ne fonctionne pas ainsi. Si les capsules vidéos, aussi bien faites soient-elles, essaient d’apporter des réponses à des questions que les élèves ne se posent pas, le risque est immense que les informations comprises soient oubliées. C’est l’une des fonctions du sommeil, à savoir, procéder à un tri des données reçues par les sens au cours de la phase diurne, pour conserver dans les mémoires à long terme celles qui correspondent à des besoins.

Autrement dit, si l’on souhaite aider des élèves à apprendre quelque chose de nouveau, sous forme de connaissances ou de compétences, l’enseignant n’a pas d’autre choix que soit par la reconnaissance de la caducité des conceptions spontanées (l’élève admet que ce qu’il pensait est insuffisant pour résoudre les problèmes qu’il rencontre), soit de faire apparaitre la nécessité de fournir un effort spécifique pour combler le manque d’une question que l’on se pose. L’une ou l’autre de ces conditions conduit alors l’élève à fixer les informations entrantes aux réseaux synaptiques existants et à en créer de nouveaux.

C’est la manifestation physiologique d’apprentissages en cours. Cette conception constructiviste ne prétend pas faire inventer les savoirs par les élèves, mais reconnait que tout apprentissage est le fruit d’une appropriation personnelle, c’est-à-dire un équilibre entre conation, émotion et expériences passées. En plaçant une capsule vidéo au démarrage d’une séquence d’enseignement, soit on intéresse les élèves qui ont eu l’occasion de se poser les questions relatives à ces savoirs ailleurs et autrement (et on exclut les autres, sans qu’ils ne s’en rendent compte), soit on donne l’impression à ceux qui répondent à la consigne qu’ils sont dans les attendus, alors que visionner de l’information n’est qu’une tâche subalterne.

Des capsules didactiques

Où donc placer des capsules vidéo qui diffusent des savoirs ? A plusieurs «moments didactiques.» Tout d’abord, en soutien pédagogique de ce que l’enseignant explique en classe. Cela permettrait aux élèves qui n’ont pas compris ses propos de disposer de «zones de recours». En classe ou à la maison, seuls ou avec d’autres, les élèves ont la possibilité de reprendre des contenus fragiles pour la réalisation de leurs travaux.

Ensuite, en diversification pédagogique, pour que les élèves disposent, une fois le travail amorcé en classe, de ressources présentant les mêmes contenus mais selon des modalités différentes. La palette des capsules disponibles sur le net autorise les enseignants à en choisir quelques-unes, pour leurs dissemblances dans la façon de présenter les savoirs.

Enfin, en démarche de projet, c’est-à-dire en mobilisant les élèves sur la réalisation de capsules. Ils peuvent mettre à disposition d’autres élèves (en classe, dans l’établissement ou via le net) des productions personnelles (ou de groupe), ce qui les amène à mobiliser et à ancrer différemment les savoirs qu’ils se sont précédemment appropriés. De nombreux enseignants n’ont bien évidemment pas attendu ce texte pour agir de la sorte. Voici le travail réalisé à cet effet par Nicolas Olivier, en éducation musicale. Plusieurs autres sont présentés dans le dossier des Cahiers pédagogiques n° 537, «Classes inversées».

Une dynamique s’est créée. Il aurait été suspect qu’elle ait pu trouver les réponses aux questions insolubles des pédagogies efficaces. Son principal atout est de mobiliser des enseignants sur le cœur de leur métier : ce qui aide leurs élèves à apprendre. Héloïse Dufour, présidente d’Inversons la classe, propose ainsi de basculer d’une logique de face-à-face à des postures de côte-à-côte. Son atout second est d’avoir révélé la question de la place des capsules numériques dans un processus d’enseignement. Leurs expériences nous ont permis d’avancer. Nul ne doute que les années à venir continueront à nous faire progresser sur ce périlleux chemin.

Sylvain Connac
Chercheur en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry de Montpellier


Bibliographie :
Sylvain Connac, Enseigner sans exclure – La pédagogie du colibri, ESF Éditeur et Cahiers pédagogiques, 2017. Présentation par l’auteur sur notre site.

À lire également sur notre site :
Une bibliographie-sitographie

«Les pratiques au cœur de la classe inversée remontent à plus d’un siècle !», entretien avec Françoise Colsaët et Héloïse Dufour, coordinatrices du dossier «Classes inversées», Cahiers pédagogiques n°537

Rencontre avec un inverseur, par Stéphanie Fontdecaba

#CLIC2016 : La classe inversée n’existe pas, par Cécile Blanchard

Partager la classe inversée, portrait de Christophe Le Guelvouit par Monique Royer

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