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« Me souviendrai-je de tous les échanges ? »

Peace for ParisLes mots d’un enseignant de lycée « pour garder et partager quelques souvenirs de ces deux jours » à parler des attentats avec les élèves – car mardi 17, il fallait y revenir. Comme autant « de petits pansements sur notre mal-au-monde soudain ».

Ce soir lessivé, vidé. D’abord tout ce week-end à me demander comment en parler à mes lycéens, comment essayer de réconforter, rassurer, rationaliser, expliquer, écouter… Alors que moi-même je vacille entre colère, tristesse, inquiétude, doute, sidération, hébétude… Comment être à la hauteur, comment ne pas montrer qu’on flanche, comment répondre à tout ce qui va se présenter? Quelques échanges de mails avec des collègues le dimanche, quelques trucs piqués sur le net, et j’ai gavé ma clé USB d’un max de méga-octets de dessins, articles, cartes, posts et liens en tous genres.

Et puis le moment est arrivé, décliné différemment suivant les classes, les heures, les humeurs. Dans tous les cas, au départ la même demande qu’on en parle, qu’on puisse s’exprimer, s’interroger : « M’sieur la minute de silence ça suffit pas. »

Me souviendrai-je de tous les échanges, de toutes les prises de parole dans le calme et l’écoute ces deux jours ? Bien sûr pas eu le temps ni besoin de sortir ma malle pédagogique USB. Bien sûr, il n’y avait qu’à se laisser porter par l’intuition, par ces regards, par tous les mots prononcés. Bien sûr il y a eu les inévitables questions sur les faits, les pourquoi cette terreur, pourquoi ces innocents, les récupérations possibles, les décryptages ensemble des flots d’images et d’infos qui nous ont, eux comme moi, engloutis depuis vendredi. Je ne me rappellerai pas tout.

Quelque chose a changé

Je retiendrai cette nouvelle cartographie des frontières par lesquelles ces ados se définissent, hier fièrement étiquetés musulmans ou italiens ou béninois ou tunisiens, aujourd’hui étonnamment réunis derrière la ligne séparant les valeurs de respect de la vie et le fanatisme nihiliste. On parle du communautarisme. Des postures bien différentes de l’après-Charlie. « Monsieur c’est n’importe quoi, y a des « vines » et des chaines télés spécialement pour les noirs en France. » Aujourd’hui j’ai l’impression que quelque chose a changé, qu’ils ont mûri d’un coup, comme moi j’ai aussi l’impression de n’être définitivement plus le même qu’avant ce salaud de vendredi treize. Peut être est-ce illusoire, passager… Mais aujourd’hui on a pu parler de tout, calmement – même aborder le conflit israélo-palestinien sans a priori ni tension, faut dire…

Je retiendrai cette leçon d’humilité des Terminales format thèse-antithèse-synthèse où je n’ai pas eu à intervenir : « Il fallait pas bombarder en Syrie. », « Pas d’accord, les nazis s’ils ont eu du pouvoir c’est parce qu’on n’est pas intervenu assez tôt. », « Oui mais l’Irak, par exemple c’était encore autre chose. », « De toute façon monsieur, on nous dit qu’il faut retenir les leçons de l’Histoire mais c’est jamais tout à fait pareil et c’est facile de donner des leçons après coup… » J’acquiesce et souris en pensant à toutes ces certitudes contradictoires lues et entendues ces derniers jours des grands spécialistes médiatiques du « il-fallait-pas » et « je-l’avais-bien-dit-que »…

« J’aime les gens qui doutent » chante Anne Sylvestre dans ma caboche…

Je retiendrai la tête trop lourde de Modibo, élève de seconde, posée entre ses bras croisés, sans mot mais à l’écoute et les yeux denses de fatigue et d’abattement. Les pleurs d’Elsa la guitariste batteuse bassiste, métisse, qui quand j’évoque le symbole fraternel de la musique et du Bataclan, sort du silence pour juste murmurer « Mais comment on peut s’attaquer à cela ? » avant d’éclater en sanglots, et me faire presque flancher. Le réveil soudain de Mourad quand on se met enfin à parler du stade de Saint-Denis, lui le footeux prend enfin la parole. Avant il y avait les classes bilangue-latin versus les classes wesh-ma-gueule, dorénavant, il y aura dans mon esprit les classes Bataclan et les classes Stade de France ; nouvelle partition de la mixité scolaire.

Photos et sourires

Je retiendrai, alors qu’on évoque les traitements de l’information, cette remarque de Mélanie « On a demandé à ne pas diffuser les photos des victimes mais les journalistes s’en sont pas privés des images gore quand des étudiants noirs se sont faits massacrer au Kenya. »

Je retiendrai les « merci » et les sourires à la sortie du cours mais aussi la bouderie ostensible de Salimata qui n’avait pas envie qu’on parle de « ça » et que je n’ai pas réussi à faire changer de posture. Qu’a-t-elle dans le ventre ? Contre qui sa colère ?

Je retiendrai enfin, après cette hypothèse de Simon sur l’éducation et la culture qui auraient manqué à ces fous kamikazes, le témoignage de Nora : « Dans ma famille et mes amis marocains, il y a beaucoup d’amour familial et de modération dans la religion, on a jamais compris quand la meilleure amie de ma cousine, instruite, s’est radicalisée, et malgré toutes nos discussions, est partie avec un fanatique. » Je mesure à quel point cela n’est pas simplement plus d’éducation, mais précisément plus d’éducation au vivre ensemble, des pistes de sens à la vie et des valeurs d’humanité, dont a besoin l’école, bien davantage que des heures supplémentaires d’instruction… N’en déplaise aux conservateurs de tous bords, à ma droite et à ma gauche, qui stigmatisent l’école et le niveau qui baisserait réforme après réforme. Par ailleurs l’école est bien peu de chose pour répondre à tous les maux de la société à elle toute seule, mais ça merci on le savait tous.

Je retiendrai tout cela et si ça ne console pas ma tristesse et mes doutes, cela me réchauffe un peu ce soir et pis c’est déjà ça.

Philippe Handtschoewercker,
Enseignant au lycée Pablo Picasso de Fontenay-sous-Bois

Le dessin « Peace for Paris » est de Jean Jullien, @jean_jullien sur Twitter.


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