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« L’EMC nous oblige à une ouverture de l’école sur les citoyennetés plurielles »

Benoit Falaize

Benoit FalaizeQuelles sont les spécificités françaises dans la manière d’aborder l’éducation à la citoyenneté ? De quels héritages historiques cette éducation est-elle pétrie ? Et l’école est-elle le meilleur lieu pour cette éducation ? En avant-gout de notre dossier « Citoyenneté(s) », à paraitre en novembre, voici le point de vue de Benoit Falaize, historien spécialisé dans l’enseignement de l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté.
Il existe un grand nombre de lieux communs sur le tempérament politique des Français : un peuple très politique, des changements par révolutions successives plutôt que par réformes continues, une tendance plus marquée qu’ailleurs à la mobilisation sociale… Selon vous, sont-ce des représentations qui influencent les manières des différents publics (enseignants, parents, enfants) d’aborder l’éducation à la citoyenneté ?

Ce que vous décrivez, c’est l’histoire politique de la France, liée à l’évolution sociale et intellectuelle singulière de ce pays épris de débats politiques et de soubresauts révolutionnaires ou contestataires au sens large. S’il y a eu l’idée, très tôt, de faire de l’éducation citoyenne, c’est parce que les révolutionnaires réfléchissaient, depuis les Lumières, à comment construire, politiquement, les jeunes enfants. Tous les gouvernements, depuis 1789, ont pensé la question de cette formation. Et parfois dans des directions différentes : rendre l’enfant, futur citoyen, patriote, lui donner les moyens de l’esprit critique, ou développer ses capacités à s’engager pour les valeurs, et j’en passe. L’instruction civique, l’éducation à la citoyenneté, l’enseignement moral et civique (EMC) relèvent tous de cette volonté d’ancrer l’élève dans la société.

L’ensemble de notre rapport à l’école est déterminé, sans que nous le sachions toujours, à l’évènement révolutionnaire et aux combats incessants pour la République et le progrès social. Il n’est, du reste, pas étonnant que les enseignants et les parents soient influencés par cette perspective large, le plus souvent inconsciente, mais prégnante. Notre école et nos programmes de citoyenneté n’échappent pas à cet héritage, plus en tout cas que dans d’autres pays.

Indiscutablement, l’école française entretient avec la citoyenneté et la politique un rapport singulier et fermement inscrit dans l’histoire même du pays. Dès la Révolution française, le souci de la formation des citoyens est au cœur des débats. Lepeletier de Saint-Fargeau, Condorcet, et d’autres encore, multiplient les écrits pour proposer des plans d’éducation nationale à destination des enfants. Au fond, si l’on regarde l’histoire, c’est le combat principal des républicains face à l’ignorance, la misère, pour l’émancipation des plus humbles. Il n’est pas étonnant que les plus soucieux d’une école pour tous, qui arme les citoyens intellectuellement à penser par eux-mêmes, à pouvoir prendre leur destin en main et celui de la nation tout entière, se trouvent parmi les plus progressistes, et c’est vrai à chaque période. De la Révolution à Jean Zay.

Historiquement, il semble y avoir deux figures antiques du citoyen qui reviennent périodiquement comme de possibles références pour penser la citoyenneté et les moyens de la construire dans des temps de trouble et d’incertitudes : le citoyen athénien, pour la participation politique active, et le citoyen romain, pour ses vertus tant civiques que patriotiques. Pour former des citoyens, il faudrait se remettre, selon certains, à l’école de l’antiquité grécoromaine. Selon vous, ces références peuvent-elles encore être éclairantes aujourd’hui, ou nous égarent-elles au contraire, et dans les deux cas, pourquoi ?

Votre question pose, de manière philosophique, la même idée que lorsque j’évoquais plus haut les différentes conceptions de l’apprentissage de la citoyenneté : s’engager pour la cité et le bien commun, sous-entendu affermir la démocratie, ou défendre la patrie et être un citoyen modèle, c’est-à-dire docile. Et parfois, dans l’histoire des programmes scolaires français, et en fonction des contextes, les deux pouvaient coexister. Le contexte politique ou militaire joue, ici, beaucoup.

Pour autant, renvoyer à ces deux références antiques risque de produire des anachronismes majeurs. La cité grecque ou romaine est à mille lieues, malgré la proximité des mots (démocratie, vote, citoyen), de nos sociétés contemporaines. La question c’est plutôt celle qui permettrait de définir quel type de citoyenneté nous voulons pour la société du XXIe siècle, confrontée au retour de la guerre présente, mais aussi des guerres possibles à venir, à la question de l’écocitoyenneté et de la protection de la biodiversité, ou encore de la vigilance démocratique. Les références anciennes ne servent que si l’on accepte l’idée qu’elles ne sont pas transposables. Mais ne me faites pas dire que l’histoire ne sert à rien ! Elle doit au contraire nous aider à penser le présent, mais à partir des données et des contextes spécifiques qui engagent notre volonté éducative face à l’urgence qui est la nôtre.

Parmi les citoyennetés « à adjectifs » et « à préfixes » sur lesquelles nous avons souhaité nous interroger dans ce dossier, la citoyenneté européenne, pourtant une des importantes constructions politiques des dernières décennies, occupe paradoxalement une place assez modeste dans les études comme dans la conversation publique. Quels sont vos avis et vos analyses sur ce point ?

J’ai évoqué l’écocitoyenneté, précisément. Mais vous avez raison. Il y a plein de déclinaisons possibles. Sur la citoyenneté européenne, je peux en parler en historien de l’école mais aussi en tant que pédagogue et enseignant qui a commencé sa carrière en 1992. Combien étaient les enseignants à penser la question européenne comme horizon d’attente et à l’intégrer dans leur classe ? C’est certainement au moment du passage à l’euro que plus aucun formateur d’IUFM ne négligeait cette question civique-là. L’union européenne faisait (et nous le disions souvent aux élèves comme aux néotitulaires) que nous formions des futurs citoyens européens là où, pour notre génération éduquée comme futurs citoyens français, l’Europe était bien lointaine. Voire inexistante dans les savoirs scolaires, hormis en géographie ou en histoire où « naturellement », les questions européennes sont au cœur des apprentissages, et ce, depuis le XIXe siècle. Par exemple, un arrêté du 28 janvier 1890 fixe le programme du bac ès-lettres et insiste tout particulièrement, pour la classe de 3e, sur la dimension européenne de l’histoire de France.

Pour autant, malgré les efforts de l’institution, des initiatives de certains historiens, comme Jacques Le Goff notamment, mais aussi des formateurs que nous étions, tout se passe comme si l’Europe « n’avait pas pris » en classe, à la mesure de ce que les prescriptions souhaitaient. Sans doute à l’image des débats publics, où l’Europe occupe une place marginale, sinon ambigüe ou controversée. À la fin des années 1990, début des années 2000, à l’échelle européenne, des discussions ont même eu lieu afin de définir des « lieux de mémoire européens » destinés à être enseignés à tous les élèves de l’Union européenne. Parmi ceux proposés, seul Auschwitz faisait consensus. Mais comment construire l’Europe sur la seule tragédie des juifs d’Europe ?

Si l’éducation scolaire à la citoyenneté est un objet scolaire canonique, presque un lieu de mémoire (de l’école) en France, d’aucuns pourraient soutenir que, en raison des contraintes multiples propres à l’institution scolaire, d’autres lieux et espaces (vie de quartier, associations, engagements syndicaux, mobilisations populaires) sont plus adaptés pour le développement de la citoyenneté aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez raison d’utiliser l’expression « lieu de mémoire » au sens de la notion de Pierre Nora, car depuis les leçons de morale de la Troisième République jusqu’à aujourd’hui, cela relève du patrimoine scolaire français. L’édition surfe du reste sur la nostalgie de l’école d’antan, avec les cahiers de recueil de phrases de morale. L’école de la République, dont nous parlons de façon souvent légèrement mythologique à tout bout de champ dans les débats publics, n’est pas la même de la Troisième République à aujourd’hui. Elle est le fruit de l’évolution des contextes sociaux, politiques et culturels dans laquelle elle s’inscrit. Dès lors, bien sûr, dans le milieu de concurrence des savoirs qui affectent l’école aujourd’hui, faire de l’enseignement civique sans prendre en compte la vie associative, ainsi que les différents engagements qui existent dans la société, serait se priver de la richesse des engagements démocratiques.

Une des avancées de l’EMC, depuis 2015, c’est précisément de prendre en compte l’ensemble des problématiques de la société et des mouvements portés à défendre le bien commun et les espaces démocratiques. En évitant la transmission « descendante » des principes et valeurs de la République ou du fonctionnement technique des institutions politiques (comme c’était le cas jusqu’aux années 1980), l’EMC tente de relever ce défi de mettre l’école au cœur de la cité (pour reprendre la référence à Athènes), au cœur des mouvements sociaux et culturels, et nous oblige à une ouverture de l’école sur les citoyennetés plurielles, ainsi que les démarches intellectuelles qui portent à l’émancipation, au partage solidaire, et à la définition d’un bien commun fraternel, socle premier du projet républicain.

Propos recueillis par Camille Roelens et Aurélie Zwang

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Couverture du n° 596, « Citoyenneté(s) »