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Le crâne d’Hamlet

En 1998, je travaille sur Hamlet, avec mes élèves de Créteil. Ils ont lu à la maison la scène des fossoyeurs, qui ne leur a fait ni chaud ni froid ! Après mon premier dépit, je m’avise qu’il faut qu’ils ressentent le lieu concret où elle se passe, pour « être » au-dessus et dans la terre du cimetière. Pour cela, on doit aménager en classe un espace à deux niveaux et créer l’illusion de la profondeur en surélevant les joueurs disposés sur le gros bureau professoral prolongé par des tables couvertes de couvertures brunes. Dans cet espace, je fais d’abord jouer par plusieurs duos en parallèle, en muet, les rituels professionnels de ces personnages de fossoyeurs, actions traversées au fil des consignes par divers états et émotions : avoir froid, creuser un trou, la terre résiste, est lourde, collante, l’explorer vite, lentement, avec mal au dos croissant, souffler, siffloter, faire une pause bière-cigarette, regarder la cendre tomber, s’envoler au vent, recreuser en riant grassement, puis en riant jaune, avec peur d’y trouver un démon, stupeur de reconnaitre les vestiges (métonymiques) d’un amuseur célèbre, d’une très belle jeune fille, envie de trouver de l’argent, un trésor, etc.

Comme appuis de jeu, j’ai distribué des objets comme des pelles à sable d’enfants, le matériel des femmes de ménage, mégots, mouchoirs déchiquetés, chiffons, bouteilles, une bible, des similivers de terre, des petits cailloux, une poignée de terre, quelques fleurs en plastique, etc. Ainsi se constitue une sorte de « musée de la scène ».

Ensuite, dans les actions mises en place au préalable (sorte de partition de jeu), ces gueux profèrent quelques répliques de leur cru métaphysico-joyeux, sous le regard de Hamlet, ignorant alors qu’il voit creuser la tombe d’Ophélie. Ah la double énonciation !

Dans la suite de la scène, on reconnait dans la fosse le crâne du bouffon Yorrick. Je me demande où trouver ce crâne, pour intégrer un fort effet de réel, offrir un séduisant appui de jeu pour l’oraison funèbre du fol, et bien sûr une riche matière à penser, dans la perspective idéologique ouverte par cet accessoire baroque qui aggrave les natures mortes en vanités. Je m’en vais gaillardement quérir la chose au labo de sciences de la vie et de la Terre du lycée, et là, ô stupeur, mes collègues amusés me posent une colle, qui m’ouvre des horizons pédagogiques inédits : « Quel crâne veux-tu, un pithécanthrope, un australopithèque ? » J’opte, of course, pour l’Homo sapiens, et je promène ma tête toute la journée, dans un panier lesté d’une gravité facétieuse, qui, exhibée furtivement au détour des couloirs, va effarer ou enjouer quelques membres de la communauté éducative ! Au cours suivant, les élèves jouent à proférer en anglais la célèbre tirade « To be or… » par fragments dits en relai, en cherchant diverses façons de manipuler puis de déposer dans la fosse ce crâne, prototype tout shakespearien d’humanité radicale, leur alter ego du jour.

Chantal Dulibine
Professeure de lettres au lycée Claude-Monet à Paris