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L’accroissement constant des inégalités scolaires dénonce un renoncement politique et pédagogique

Alain Bentolila, ©Bruno Klein

Alain Bentolila, ©Bruno Klein

©Bruno Klein

Que faire contre l’importance croissante des inégalités de performances entre les élèves ? Certainement pas des groupes de niveau, pour Alain Bentolila ! Si nous ne partageons pas tout dans cette tribune qu’il nous a confiée, il nous a semblé intéressant de la publier et de faire connaitre son point de vue, pour poursuivre le débat.

Depuis dix ans, l’OCDE, dans son classement issu des données PISA, rapporte une aggravation régulière des inégalités scolaires en France. En 2022, l’école française est celle où l’origine sociale pèse le plus sur les résultats des élèves. Les résultats de l’enquête PISA et ceux des études françaises convergent : la France est, de tous les pays de l’OCDE, celui où les inégalités scolaires ont le plus augmenté durant ces quinze dernières années. Le rapport du Cnesco de 2016 sur les inégalités scolaires en témoignait déjà. En 2022, les élèves des établissements les plus défavorisés ne maitrisaient que 35 % des compétences attendues en français en fin de troisième, alors qu’ils en maitrisaient 60 % en 2007. À contrario, les élèves des établissements les plus favorisés maitrisent plus de 80 % des compétences requises.

L’heure est venue de faire le choix d’une école de résilience et de justice contre une école de complaisance et de faux-semblants. Car, si de moins en moins d’étudiants se destinent au métier d’instituteurs, c’est parce qu’ils ont la conviction que, quoiqu’ils fassent, l’échec de certains de leurs futurs élèves sera inéluctablement programmé dès six ans. Le sentiment douloureux qu’ils ne changeront rien au destin déjà programmé de leurs élèves les détourne alors du « plus beau métier du monde ». Ni les revalorisations salariales, péniblement arrachées, ni l’abaissement ‒ honteux ‒ des niveaux de recrutements, ne les inciteront à rejoindre les rangs de ceux qui furent les hussards noirs de la République et qui ne sont aujourd’hui que les agents d’un service de reproduction sociale.

Renoncer à forcer le destin des élèves fragiles : une désertion politique

Chaque nouveau ministre promet régulièrement de métamorphoser l’école pour la mettre au service d’une plus grande égalité des chances ; aucun d’eux, par contre, lors de sa prise de fonction, n’ose se dire : « Je ne verrai certainement pas, ni en tant que responsable, ni peut être en tant qu’être vivant, les effets de mes décisions ; et c’est ce qui fait la beauté de la mission à laquelle j’aspire ! »

Comment s’étonner de cette couardise, dans un monde où seule compte l’image fabriquée et où l’on ne voit pas plus loin que sa page Facebook ou son compte Twitter ? Comment espérer que se lève un homme d’État qui comprenne que les changements qui comptent en matière d’éducation et de culture s’inscrivent sur plusieurs générations ? Nos politiciens sont bien trop avides de faire voir et de se faire voir pour avoir un peu de discernement et de patience.

Et pourtant, croire que, dans le domaine de l’éducation notamment, il serait possible de décréter le changement de manière immédiate est pire qu’une erreur, c’est une faute. Ils ignorent, quelle que soit leur couleur politique, que métamorphoser une école pour la rendre capable de forcer le destin des élèves fragiles ne se décrète pas ; cela ne peut se construire, qu’avec patience, volonté et courage, sur plusieurs générations.

Notre éphémère ministre de l’Éducation, Gabriel Attal, est l’exemple-même de ces jeunes hommes politiques impatients qui croient ‒ et veulent nous faire croire ‒ au remède miracle. Dès son arrivée rue de Grenelle, il pointa du doigt, fort justement d’ailleurs, la question douloureuse posée par l’importance croissante des inégalités de performances entre les élèves. Son constat était juste, son analyse contestable : selon lui, la cohabitation dans une même classe d’élèves en difficulté linguistique et en instabilité culturelle avec ceux qui le sont moins était préjudiciable aux uns et aux autres ; laissant sur le bord du chemin les élèves les plus fragiles, freinant la marche en avant des autres et rendant la tâche impossible aux enseignants.

Son constat était juste, son remède inefficace et dangereux : il décida de créer des groupes de niveaux afin de retrouver des classes homogènes ; les bons avec les bons, les médiocres avec les médiocres. Il prenait ainsi le risque de créer une école à deux vitesses ; les plus fragiles, cantonnés dans un entre soi délétère, verraient leurs ambitions cognitives ratiboisées et leurs perspectives sociales rabaissées. Quant aux meilleurs, rien n’indique, dans les résultats des recherches récentes, qu’ils auraient bénéficié d’une telle sélection.

Fort heureusement, les sirènes de la politique attirèrent notre tout jeune ministre vers un destin infiniment plus noble… On oublia donc sa solution, mais on enterra aussi le problème !

Renoncer à forger la résistance cognitive des élèves : une désertion pédagogique

Notre intelligence collective se nourrit des combats menés par chaque intelligence individuelle pour refuser la dictature de l’évidence et du conformisme. Cette intelligence collective se nourrit ainsi de la réflexion exigeante et des échanges fermes d’Hommes décidés à dépasser les apparences. Inhiber sa première impulsion, sa première intuition, ne pas se fier uniquement à ce qui « nous saute aux yeux » est donc un comportement intellectuel que l’on doit transmettre à tous les élèves, sauf à accepter que certains deviennent des citoyens de deuxième zone, condamnés à la soumission et à la crédulité. La résistance cognitive a une vertu libératrice autant au niveau social qu’individuel. Elle donne aux citoyens la force intellectuelle de refuser la manipulation et la propagande ; elle permet à chacun de s’ouvrir au discours et à la pensée d’un autre.

Dans bien des pays soumis à un régime autocratique, on se garde aujourd’hui de cultiver la pensée des élèves comme on cultive un champ pour nourrir les siens. Il y est interdit de leur transmettre les valeurs universelles qui leur donneraient le sens de leur humanité. On les prive du désir et des moyens d’analyser et de questionner qui leur permettraient de ne pas s’en laisser conter. On détourne ainsi les citoyens qu’ils deviendront du gout de l’inattendu, de l’incongru et du singulier pour mieux les soumettre à la pensée dominante. Dans tous ces pays sonne aujourd’hui le glas annonçant la mort du verbe et de la pensée et célébrant l’asservissement des esprits ; dans toutes ces dictatures, a été soigneusement enterrée l’idée-même de résistance.

La résistance cognitive est aussi un facteur de tolérance individuelle. Elle permet, comme le dit fort justement Olivier Houdé, « l’intelligence interpersonnelle », c’est-à-dire la capacité de faire taire son propre point de vue pour favoriser celui d’autrui. Éduquer le cerveau, c’est lui apprendre à « résister à sa propre déraison ». Un vrai défi pour l’éducation aujourd’hui. En science comme en français, les élèves doivent apprendre à examiner un phénomène physique ou une phrase, à en questionner le fonctionnement, à émettre des hypothèses et à examiner celles des autres, à les soumettre à une expérimentation rigoureuse et à proposer des conclusions qu’ils sauront toujours provisoires.

Peut-on se résigner à priver certains de nos élèves d’une telle démarche, au prétexte honteux qu’ils n’auraient pas les moyens de se hisser à ce niveau de réflexion et à exercer leur discernement ? Non mille fois non ! L’école républicaine doit les éduquer et même les entrainer intensivement à choisir la voie de la raison ferme contre celle de la crédulité ! Elle doit apprendre à tous ses élèves à résister.

Une pédagogie ludique et exigeante

Il est donc urgent de concevoir et de mettre en œuvre dès l’école maternelle une pédagogie aussi ludique qu’exigeante du questionnement et de l’interprétation qui sera utile en lecture narrative mais aussi, transversalement, dans toutes les disciplines. Une école digne du qualificatif de républicaine doit avoir pour tous ses élèves, d’où qu’ils viennent, quelle que soit leur langue maternelle, les mêmes ambitions cognitives. Il est hors de question qu’une école qui se veut et qui se dit inclusive accepte que certains de ses élèves voient leur destin intellectuel et social limité, tronqué, rétrécis sous prétexte qu’ils n’ont pas eu l’opportunité d’acquérir la même maitrise du français ou qu’ils n’ont pas eu droit au même nourrissage culturel que d’autres.

Que nous ayons le devoir pédagogique de leur faire maitriser la grammaire, que nous fassions tous les efforts nécessaires pour enrichir leur vocabulaire, que nous ayons le devoir de leur ouvrir grand les portes de la culture littéraire et scientifique, constituent évidemment des impératifs ; je dirais que c’est « la moindre des choses ». Mais que nous en rabattions, sous prétexte d’exogénéité linguistique et culturelle, sur la nécessité de forger des esprits capables de résister à la manipulation et au mensonge serait plus qu’une lâcheté, ce serait un reniement.

Contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, ce n’est pas la fragilité linguistique et culturelle qui définit la limitation des ambitions cognitives d’un élève, c’est au contraire la hauteur des ambitions cognitives qu’on lui offre qui l’incite à se battre pour accéder à une langue plus précise et à une culture plus riche.

Alain Bentolila
Professeur de linguistique, université Paris Descartes, et auteur de Controverses sur la langue française, ESF, mars 2024

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