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La pédagogie des Pokémon

Parcs, rues et jardins publics sont actuellement le théâtre de curieuses chasses : celles de Pokémon, des personnages qui échappent à nos seuls sens et ne sont visibles qu’à travers les écrans de smartphones équipés de l’application de réalité augmentée. Téléphones et tablettes deviennent alors des sortes de révélateurs d’un environnement qui nous échapperait directement. Les joueurs peuvent ainsi attraper les Pokémons qui apparaissent avec des pokéballs, pour progressivement enrichir leur Pokédex (l’encyclopédie des créatures connues). Ceux qui évoluent dans un même espace peuvent se disputer la capture d’un même Pokémon, se retrouver dans des Pokéstop pour augmenter leurs pouvoirs, ou rejoindre une arène pour participer à des combats. J’arrête ici cette brève description du jeu, puisque c’est en jouant que l’on en comprend le mieux les rouages et subtilités.

Jouer contre l’inertie

Ce qui a retenu mon attention, ce sont les valeurs attribuées à cette application par ses promoteurs. Ce jeu permet en effet de lutter contre deux critiques des jeux vidéo classiques : l’isolement social et l’inertie physique. En chassant les Pokémon, il est nécessaire de sortir de chez soi, de marcher, parfois beaucoup et longtemps, et de rencontrer d’autres joueurs pour augmenter ses chances de ne pas revenir bredouille. Très bien.

Sur les réseaux sociaux, des enseignants échangent sur cette application. Beaucoup y reconnaissent le pouvoir de mobilisation des jeunes et cela les intéresse afin d’essayer de trouver des dérivés pour la classe. Il s’agit la plupart du temps de susciter l’engagement des élèves par la quête de Pokémon à travers des étapes faites de problèmes mathématiques, de questions de géographie, de points de grammaire, d’échanges langagiers ou autres. Les classes et les établissements scolaires deviendraient alors de gigantesques terrains de rencontre des savoirs, afin que chacun ait la possibilité d’engranger un maximum de Pokémon. A leur insu, les élèves découvriraient ou s’approprieraient ainsi les règles d’accord, les verbes irréguliers, les énoncés de théorèmes… En somme, par le jeu et en faisant, ils apprendraient ce que l’école prétend leur faire apprendre. Comme l’explique parfaitement bien Eric Sanchez, le jeu intervient ici comme du chocolat sur du brocoli, le sucré du chocolat devant se substituer à l’amertume du brocoli[[https://blogs.mediapart.fr/eric-sanchez/blog/050816/de-pokemon-go-la-salle-de-classe-sept-manieres-d-utiliser-le-jeu-pour-enseigner#_ftn4]].

Mesdames et Messieurs les pédagogues, l’ère de l’Éducation nouvelle est terminée, s’ouvre celle de la Pokémon Academy.

Pikachu est un piètre pédagogue

Ce serait, toutefois, aller un peu vite en besogne. Non parce que la mobilisation des élèves n’est pas un facteur essentiel à l’apprentissage, mais parce qu’une pédagogie des Pokémon s’apparenterait à ce que Edward L. Deci et Richard M. Ryan ont désigné comme de la motivation extrinsèque. Le souci de cette approche n’est pas l’activisme des élèves, mais que les savoirs ne soient qu’un moyen esquissé pour obtenir une récompense d’une autre nature. Autrement dit, en chassant des Pokémon pour travailler du calcul, on détournerait les savoirs scolaires en leur enlevant toute leur saveur (voir Jean-Pierre Astolfi dans la bibliographie ci-dessous). Le but n’étant pas d’apprendre, les élèves développeraient des compétences en surface pour privilégier d’autres aptitudes, centrées sur l’amusement, l’immédiateté, l’addiction et la compétition.

Certes, les classes seraient actives et les élèves pressés de s’y rendre. Il est fort à parier que les enseignants n’auraient plus besoin de donner des devoirs maison tant les élèves s’évertueraient à chasser du Pokémon en tout lieu et à toute heure. Mais malheureusement, en voulant la rencontre des savoirs disciplinaires par la débusque du Pokémon, les enseignants obtiendraient la recherche du seul plaisir, le contournement des obstacles cognitifs, la seule promotion des meilleurs et, à coup sûr, un oubli massif des connaissances brièvement acquises.

De plus, pour les élèves attirés par les savoirs, par la récompense du véritable effort, par les émotions perçues au moment où l’on découvre avoir compris et être maintenant capable de résoudre davantage de problèmes, on sait que cela aurait pour conséquence une altération profonde de leur motivation intrinsèque. Ils perdraient leur appétence pour les savoirs scolaires au profit de besoins plus basiques et addictifs. A ce titre, Célestin Freinet proposait déjà de lutter contre le recours aux jeux « haschisch » qui enferment les jeunes dans un faire mortifère.

Enfin, des travaux comme ceux de Jean-Yves Rochex, Elisabeth Bautier ou Stéphane Bonnéry ont clairement mis en évidence que même si quelques élèves effectuaient à travers la chasse aux Pokémon les inférences nécessaires, d’autres, plus nombreux, se limiteraient à des tâches subalternes. Ils se contenteraient de rester dans un faire privé de réflexion, ce qui donne l’impression à un observateur extérieur qu’ils travaillent alors qu’en réalité ils ne réalisent que des activités ne leur permettant pas de dépasser ce qu’ils savent déjà. Pour ces élèves, le risque est grand que le recours au jeu accroisse le malentendu sur ce que l’école attend d’eux : pour apprendre, il ne suffit ni de seulement penser, ni de seulement agir. Il s’agit de penser ce que l’on fait afin que l’action contribue à l’évolution de nos réflexions. Ce n’est qu’à partir du moment où l’action se couple à de la réflexivité qu’il y a apprentissage, et encore, pas totalement.

En conséquence, faire jouer les élèves pour les accompagner vers un apprentissage précis peut s’avérer pertinent pour leur donner envie d’aller plus loin. Mais avec la condition que ce ne soit ni trop long ni dépourvu de l’essentiel : la nécessaire phase de déstabilisation où l’on reconnait ne pas en savoir suffisamment et où il est nécessaire que quelqu’un (ou quelque chose) vienne répondre aux questions que l’on se pose. Penser le jeu comme un principe pédagogique continu, c’est prendre le risque de contribuer à une augmentation des inégalités entre les élèves ainsi que celui d’enfermer les plus motivés dans une sorte de routine cognitive qui ne sollicite pas toutes leurs aptitudes pour apprendre.

Les attributs du vrai travail

Je n’ai rien contre cette nouvelle application, ni ses manifestations sociales. Dans le champ du jeu, et avec du temps disponible, j’y trouverais à coup sûr du plaisir et de l’intérêt. Ce que j’interroge plutôt est la volonté qui peut tenter certains enseignants de vouloir à tout prix rendre les élèves actifs, quitte à les faire jouer pour les mobiliser. C’est primordial d’avoir cette préoccupation, mais y répondre ne suffit pas si ce qu’effectuent les élèves n’est pas en lien avec un travail rigoureux de reconfiguration cognitive.

Pour éviter les malentendus qui pousseraient les élèves les plus démunis à penser que jouer est ce que l’école attend d’eux, de nombreux pédagogues proposent de substituer au jeu le travail authentique. Qu’entend-on alors par « travail vrai » ?

Un travail vrai serait tout d’abord une activité qui fait sens, c’est-à-dire à qui l’on peut attribuer des raisons judicieuses. En didactique, on parle de dévolution. C’est tout simplement un phénomène extrêmement précieux qui voit le problème apporté par l’enseignant devenir celui de l’élève. Il constitue une sorte de défi personnel et l’investissement dans la tâche consiste à y apporter une solution.

En pédagogie, la dévolution se traduit par un changement de posture : passer d’une logique d’exécutant (où l’on se contente de faire ce que l’on nous demande) à celle d’ingénieur (où l’on pense ce que l’on fait, de ses intentions à son évaluation).
Un travail vrai serait ensuite en lien avec une part d’individualisation. Le temps scolaire s’équilibrerait entre des situations collectives, conduites par un enseignant pour accompagner la classe vers des préoccupations communes, et des situations personnalisées où chaque élève est mobilisé sur une tâche qui lui est spécifique, qui lui parle et pour laquelle il dispose de temps et de moyens pour sa réalisation. Un peu comme l’artisan qui s’affaire à son métier ou comme l’artiste avec son chef-d’œuvre. « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez-le sans cesse, et le repolissez, ajoutez quelquefois, et souvent effacez. » (Boileau, L’Art poétique)

Enfin, un travail vrai serait en lien avec de la coopération. Pour trois raisons. La première parce qu’il est possible de travailler seul, en classe entière mais aussi avec d’autres, au sein de petits groupes. La deuxième parce que, face à un travail individuel, on est autorisé à demander de l’aide (et ainsi à ne pas rester bloqué en obtenant par d’autres ce qui nous manque). La troisième parce que l’on peut à son tour apporter de l’aide à un camarade qui nous sollicite et, en agissant de la sorte, la dévolution est maximale puisque l’on devient l’auteur de ce que l’on transmet.

Le patrimoine pédagogique est assez riche pour ne pas succomber aux chimères du jeu, parce qu’apprendre n’est pas toujours agréable et parce que jouer ne permet pas souvent de bien apprendre. Les modes et les facilités n’apportent que très rarement du progrès. La pédagogie des Pokémon peut certainement s’avérer très utile pour faire évoluer des pratiques sclérosées, mais elle n’est ni très sérieuse, ni au service d’apprentissages durables, justes et émancipateurs.

Sylvain Connac