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Lilian Thuram : « Accepter une identité multiple et ouverte. »
Pourquoi avoir crée cette fondation pour l’Education contre le racisme ?
C’est l’histoire d’une vie, de ma vie. Je suis né en Guadeloupe. J’arrive à Bois-Colombes à l’âge de 9 ans et… je deviens noir à l’âge de 9 ans : on devient noir dans le regard de l’autre. A l’époque il y avait à la télévision un dessin animé qui s’appelait « La Noiraude ». L’histoire de deux vaches : une vache noire très stupide, la Noiraude, et Blanchette, une vache blanche, très intelligente. Certains de mes camarades m’appelaient la Noiraude et cela m’attristait. Quand je rentrais à la maison je posais des questions à ma maman qui n’avait pas de réponse et m’encourageait à la résignation « c’est comme ça : il y a toujours eu des gens racistes ». Une réponse insatisfaisante pour un enfant de 9 ans. J’ai compris en grandissant que le racisme était une construction intellectuelle, une construction politique, une construction économique liée à l’esclavage. Le racisme est avant tout culturel. De génération en génération nous véhiculons des messages de façon inconsciente parce que nous croyons que ce que nous pensons spontanément est vrai, sans avoir conscience de ce qui fait partie de notre héritage culturel. L’idée qui a germé pour moi a été de pouvoir questionner ces convictions qui fonctionnent comme des évidences : mieux comprendre par la réflexion et l’éducation comment fonctionnent les choses pour pouvoir agir et transformer l’inacceptable. Voilà pourquoi je vais discuter dans les écoles avec les enfants. L’éducation donne des armes intellectuelles pour combattre les préjugés. L’idée c’est de dépasser ces préjugés que nous avons tous, c’est d’en venir à penser le plus librement possible parce qu’on ne naît pas raciste on le devient. C’est culturel, idéologique. Le détour par la perspective historique permet de se redire que l’égalité s’inscrit depuis peu dans les mentalités (droit de vote des femmes, abolition de l’esclavage, colonisation) et que les traces des héritages inégalitaires perdurent. Face à cela il est important de n’être ni dans la victimisation, ni dans la culpabilisation, mais de réfléchir intelligemment pour se projeter dans un futur où les personnes ne seront pas déterminées par la couleur de leur peau, leur genre, leur sexualité, leur religion. Le racisme est d’ordre émotionnel. D’où l’importance de créer des occasions de discuter, de raisonner sur ce qui en est la source. Ce qui est intéressant pour moi c’est de rechercher la longueur historique du racisme. La hiérarchie entre les personnes selon leur couleur de peau a une histoire et si on ne connait pas cette histoire-là on ne peut pas interagir pour changer parce qu’on ne comprend pas ses propres préjugés.
« Des étoiles noires, personne ne m’en a jamais parlé. Les murs des classes étaient blancs, les pages des livres d’histoire étaient blanches. J’ignorais tout de l’histoire de mes propres ancêtres. Seul l’esclavage était mentionné. L’histoire des Noirs, ainsi présentée, n’était qu’une vallée d’armes et de larmes » écrivez-vous. C’est ce qui vous a conduit à écrire « Mes étoiles noires » ?
Dans l’imaginaire collectif, l’histoire des populations noires commence par l’esclavage. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons des images négatives des personnes de couleur noire. Or, nous avons tous besoin de développer une chose essentielle : l’estime de soi. Ceux qui sont empêchés de développer cette estime d’eux-mêmes peuvent être conduits à développer une violence sur eux-mêmes et sur les autres. Pour permettre à des jeunes de développer cette estime nécessaire j’ai eu envie de donner à voir des étoiles de toutes les couleurs pour qu’ils puissent changer leur imaginaire. Avoir une bonne estime de soi permet de ne pas tomber dans la victimisation, de ne pas en vouloir aux autres et aide à croire que tout est possible. Chaque enfant mérite ce cadeau de pouvoir rêver à tout.
Pour sortir du racisme il faut se poser la question sur soi-même. Tu pleures sur ton sort, tu dis que, dans cette société, on ne t’aime pas, qu’il y a du racisme mais qu’est-ce que tu fais, toi, pour changer les choses ? Si tu ne fais pas attention tu peux envoyer des messages négatifs à toute une population et réveiller le racisme latent. Etre français, française c’est vous qui le décidez. Ce sont ceux qui ne s’enferment pas dans un discours de victimisation qui font bouger les choses. La bonne stratégie me semble être de ne pas attendre qu’on me considère comme français : j’affirme que je suis français. Et donc qu’est-ce que je fais pour faire avancer la société ? Quels propos je tiens à mes propres enfants ? Etre français ce n’est pas une couleur de peau. Mais il faut pouvoir comprendre la société dans laquelle on vit et pourquoi elle est comme elle est. Comprendre d’où on vient. Penser son identité de façon ample avec toutes ses composantes. Beaucoup demandent le changement et ne font rien. Se lever et avancer. Comment améliorer la société de demain ? Comment faire pour que demain les enfants aient une bonne estime d’eux-mêmes ? Sortir de la victimisation. Moins on est dans la victimisation plus les choses avancent. Ceux qui sont dans la victimisation fatiguent leur entourage.
Votre intervention de ce soir a pour titre « l’éducation comme vaccin ». Vous intervenez souvent dans les écoles, vous semble-t-il que l’école assume son rôle d’éducation contre le racisme ?
Sans doute est-il possible d’améliorer les choses. Pour cela il faut pouvoir discuter tranquillement de tous ces sujets. Amener les enfants à comprendre que leur façon de penser n’est souvent due qu’à des conditionnements et qu’il faut donc questionner ces conditionnements culturels, religieux. On le fait trop rarement. L’école devrait amener à cette pensée libre sur le racisme, le sexisme, l’homophobie, toutes les discriminations et pas seulement celles qui nous touchent plus directement. Nos sociétés doivent intégrer l’idée pourtant simple que la couleur de la peau ou le genre d’une personne ne déterminent en rien son intelligence, la langue qu’elle parle, la religion qu’elle pratique, ses capacités physiques, ce qu’elle aime ou déteste. Il nous faut apprendre à regarder l’être humain à accepter que l’autre fasse différemment. L’école devrait travailler sur l’imaginaire collectif, sur les préjugés. C’est le fait de grandir comme homme, d’avancer dans la compréhension des sociétés qui permet d’avancer vers plus d’égalité. Pour cela il faut accéder à la compréhension de sa propre histoire et de ses origines mais ne pas s’y limiter. Accepter plutôt une identité multiple et ouverte. L’identité n’est pas ancrée définitivement par un lieu de naissance, une couleur de peau… elle est en construction. Quand je me déclare français si l’autre ne me reconnait pas comme étant d’ici c’est son problème, ce n’est pas le mien. A moi de m’assumer par rapport à ce à quoi je tiens et ce vers quoi je veux aller.
Transcription et photos : Nicole Priou