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L’« histoire » de Kévin

C’est la précampagne présidentielle, les candidats potentiels se positionnent et font part de leurs propositions. En ce qui concerne l’éducation, Valérie Pécresse (candidate à la primaire chez Les Républicains), a déclaré le 12 octobre dernier sur France Bleu Auxerre, à propos des « élèves perturbateurs », qu’il fallait « ne plus les réinscrire dans des établissements normaux où il vont «foutre la pagaille», mais les mettre dans des structures éducatives dédiées ». En contrepoint, voici le récit de la spirale descendante d’un élève puis de sa reconstruction dans un autre établissement.

Il a désormais 36 ans et m’a autorisée à raconter son adolescence. « En fait, Madame, ça m’intéresse de savoir comment vous l’avez vécue mon histoire. » Elle est loin d’être terminée, son histoire, mais ce qu’il appelle ainsi, c’est l’errance de ses années de collégien. À l’école élémentaire, Kévin avait des résultats très corrects, était un petit garçon agréable, doux même, pour citer sa professeure de CM2.

Il est entré en 6e, sans problèmes majeurs, jusqu’à des événements familiaux qui ont traumatiquement changé sa vie. Enfant bourreau, enfant martyr, résultats en baisse vertigineuse, premier conseil de discipline, deuxième conseil de discipline, premières arrestations, premiers avertissements de la justice, surveillance par l’ASE (aide sociale à l’enfance). Escalade et chute libre, les deux en spirale.

Début de 4e, je suis T1 (titulaire 1re année) dans ce collège, et je découvre la 4e Rousseau, dont la professeure principale nous annonce qu’« on ne va pas rigoler avec eux ». Kévin bavarde beaucoup, n’écoute rien, répond, s’énerve, règle ses comptes de récréations ou de cité dans les cours, pas uniquement les miens. Parler en salle des professeurs apaise un peu, très peu, mes angoisses de gestion de classe de débutante, car c’est effectivement toute la classe qui est compliquée, même si Kévin est le plus difficile dans les cours et dans l’établissement.

« Personne lui demande de lire »

Trois semaines après la rentrée, je demande à B. de lire un document du manuel d’éducation civique, et je découvre qu’il annone, j’ignorais à cette époque de mon professorat que des élèves pouvaient se retrouver profondément illettrés en quatrième1. Il s’est évidemment énervé devant l’ignorante candeur de cette professeure qui lui proposait de prendre son temps et les ricanements de ses camarades. Il est parti du cours en me bousculant, je suis tombée sous les rires, choqués malgré tout, du reste de la classe. Je n’ai pas vu qui a pris l’initiative, ni comment ça s’est déroulé, mais Kévin et A. (délégué, élève sérieux et même brillant) sont venus me relever. Kévin m’a alors expliqué : « Madame, personne lui demande de lire, y sait pas. » J’ai su, des années après, que B. avait passé un sale quart d’heure en récréation après… C’est comme ça que Kévin « communiquait », avec ses poings, sa rage.

L’année ne s’est pas trop mal déroulée, avec beaucoup de « j’ferai pas vot’ truc Madame » et encore de « non, j’irai pas en cours » à la CPE (conseillère principale d’éducation). De journées dehors, à zoner, jusqu’à une nouvelle arrestation. Ils avaient mis le feu à un bus, dont le chauffeur était encore à l’intérieur. Comme Kévin était plâtré à une jambe, il n’avait pas pu s’enfuir. Il m’avait nommée comme adulte référente. Je me retrouve au commissariat, où l’agent me demande si je suis sa nouvelle éducatrice et finit malgré mes dénégations par m’autoriser à parler à Kévin en attendant l’arrivée de son avocat. J’ai entendu en boucle « Madame, je vous jure, si j’avais su qu’il était là, je l’aurais pas fait » sans parvenir à lui faire promettre de donner les noms de ses camarades. Il retourne dans sa famille, en attente du procès.

« Il n’arrête pas »

Une semaine après, je reçois un nouvel appel, chez moi cette fois. La CPE, voix stressée, quelques mots : « c’est Kévin ». Je fonce au collège, j’ignore ce qui se passe, je déboule dans le bureau de la CPE, personne, je ressors, un surveillant (c’était leur nom à l’époque) m’arrête et me dit « N. va venir te parler ». N., la CPE, me dit qu’« il n’arrête pas », que depuis vingt minutes, Kévin se cogne la tête contre le mur et frappe tous ceux qui l’approchent. Pourquoi m’a-t-elle appelée, moi ? Comment vais-je réussir à l’approcher si je dois me retrouver au tapis (sur le sol en béton) ? Je pense à tout ça en une fraction de seconde, mais surtout à Kévin, qui doit avoir atrocement mal et pas seulement physiquement pour en arriver là.

J’arrive dans le couloir, il continue à se fracasser le crâne, et je commence à chuchoter « Kévin, c’est moi, tu veux bien que je m’approche ? » et j’avance, très lentement, chaque pas ne dépassant pas quelques centimètres, il continue à cogner sa tête, je vois le sang, je tends la main vers son front. Au bout d’un temps qui me semble infini, je suis à sa portée, j’ai oublié le risque, ne pense qu’à lui, brusquement il se tourne vers moi et s’effondre contre moi en larmes avec des mots en litanie évoquant sa souffrance. Malgré les circonstances atténuantes reconnues par le conseil de discipline, il a blessé (sans gravité, mais quand même) trois camarades, un surveillant et l’infirmière du collège : renvoi définitif avec sursis.

Arrive l’année de 3e, entre son procès pour mise en danger de la vie d’autrui et ses exclusions temporaires. Je suis de loin, car je n’ai pas Kévin en classe. Il me salue gaiement dans les couloirs et la cour, toujours avec ce sourire lumineux et espiègle. Jusqu’au moment où il va trop loin, encore une fois. Coups, ITT (interruption temporaire de travail) pour l’élève frappé et Kévin qui, loin d’éprouver du remords, n’en démord pas : « il l’a bien cherché », et s’« il recommence », « il ira au cimetière ».

Je suis membre du conseil de discipline, j’écoute désolée les faits. Nouveau renvoi, cette fois réellement définitif. Et l’éducateur se met en cheville avec l’assistante sociale. Kévin n’a pas été admis dans un autre établissement pour l’instant. Autant en trouver un qui lui permettra de s’éloigner de son milieu et surtout de sa famille.

« Madame, vous m’écrirez ? »

Le projet prend forme, une place est trouvée dans un collège du sud de la France avec un centre équestre pour internat. Reste à en parler à Kévin, et là, l’éducateur me demande de venir pour le convaincre. Rendez-vous est pris avec son beau-père, Kévin et toute l’équipe du projet. Kévin vient seul, sans réelle surprise, il refuse tout net, part, s’enfuit même de la pièce, il nous regarde, les yeux plein de reproches.

L’éducateur reprend son bâton de pèlerin auprès de Kévin, nous le revoyons une fois encore, tous ensemble. Kévin accepte plus de guère lasse que convaincu de l’intérêt du projet. Il me dit le jour de son départ : « Madame, vous m’écrirez ? », le téléphone n’était pas autorisé à l’internat. Nouveau collège dont je n’ai jamais rien su, mais il y a redoublé sa 3e à sa propre demande, lettres sans réponse de sa part. Entrée au lycée agricole, orientation volontaire, choisie et heureuse, seconde, première, terminale, quelques réponses à mes mails, peu, toutes évoquent les chevaux de l’internat. Pendant quelques années après son bac mention très bien, je n’ai eu aucune nouvelle. Je l’ai gardé dans un coin de ma mémoire, comme un souvenir heureux quand même.

Et puis j’ai reçu un faire-part, envoyé par mail, un mariage à Chantilly. Kévin se mariait, à Chantilly, et il était question de chevaux. Nous n’étions pas nombreux du côté du marié. La mariée rayonnait et m’a saluée en me disant qu’elle savait tout de moi, ce qu’elle a confirmé en me racontant l’« histoire » telle qu’elle la connaissait. C’est elle qui m’a appris la mention très bien au bac, c’est elle aussi qui m’a dit qu’il avait craint de m’inviter par peur d’un refus. Une belle vie : un couple heureux, des enfants épanouis et pas victimes, un métier choisi et pas subi, auprès des chevaux, des phrases négatives complètes et le même sourire immense et un peu espiègle qui m’a replongé dans son adolescence. Une belle histoire qui se poursuit aujourd’hui.

Alors, quand je lis qu’un adolescent renvoyé de son établissement ne doit pas être réinscrit dans un établissement « normal », déjà, je m’interroge sur ce qu’est un établissement « normal ». Et surtout, je sais, d’expérience, que si certains changements d’établissements ne fonctionnent pas, un adolescent peut, si on lui redonne sa chance ailleurs, parfaitement réussir à se reconstruire.

Émilie Kochert
Professeure d’histoire-géographie dans l’académie de Versailles

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Bienveillants et exigeants

La notion de bienveillance a fait ces dernières années une entrée en force à l’école. Son articulation avec la mission principale de l’école (transmettre) n’est pas simple, surtout lorsqu’on inscrit cette «  transmission  » dans l’exigence que tous les élèves parviennent à un niveau qui leur donne de l’autonomie.

Notes
  1. L’assistante sociale nous a aidé à trouver une place en classe relais pour B. qui est aujourd’hui boulanger-pâtissier, ce qui était le métier qu’il voulait faire.