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« Je ne peux pas faire sans ma couleur » : entretien avec une enseignante racisée

Couverture du numéro 595

Couverture du numéro 595, Racismes et écoleMarie-Joana Chamlong est née en France métropolitaine de parents martiniquais. Formée aux Beaux-Arts, elle est graphiste, professeure d’arts plastiques appliqués depuis vingt ans, titulaire depuis neuf ans, et formatrice académique depuis six ans. Elle enseigne en lycée professionnel hôtelier en Seine-Saint-Denis. Elle s’exprime ici sur son expérience d’élève et d’enseignante « noire » dans un milieu très majoritairement « blanc ».
Avez-vous été confrontée au racisme en tant qu’enseignante ?

J’ai fait mes études aux Beaux-Arts de Caen. Ensuite, pendant un an je suis intervenue en CFA, dans un CFA des métiers de l’artisanat et un CFA de l’industrie, en alternant entre les deux. Dans le CFA des métiers de l’artisanat, ça se passait très bien. Je ne ressentais pas forcément le fait d’être racisée, les élèves ne me le faisaient pas ressentir.

Par contre, dans le CFA de l’industrie, cela ne s’est pas très bien passée. J’ai eu un problème avec mon chef d’établissement, qui très rapidement m’a fait ressentir que je n’étais pas à ma place. J’étais la seule enseignante qui avait des entretiens tous les quinze jours avec lui, pour suivre l’évolution de mon travail et surveiller ce que je faisais. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. C’est au bout de trois ou quatre mois, en discutant avec des profs, que je leur ai demandé comme se passe leur entretien avec le chef d’établissement. Tout le monde m’a regardée en disant : « Nous, on n’a pas d’entretien. » Et là, j’ai réalisé que je sétais victime d’un délit de faciès.

Ça m’a amenée à l’hôpital, j’ai somatisé, j’ai fait une sorte de petite dépression. Je me suis retrouvée paralysée. Au début, on pensait que j’avais un problème neurologique. À la fin, on me demande : « Mais au travail, ça se passe bien ? » Comme en réalité, on ne me harcelait pas de façon franche, j’avais un peu de retrait. Le médecin insiste : « Vous êtes sûre ? » En discutant, il me dit qu’il pense que je fais une dépression. » Et, suite à cela, je me suis dit que l’enseignement n’était pas fait pour moi. Je considérais que je n’avais pas de légitimité.

Cette expérience a été assez traumatisante pour moi, parce que j’étais persuadée que je n’avais pas les capacités pour enseigner. Certes, j’avais des bonnes idées, j’avais un bon relationnel avec mes élèves, mais j’avais ce petit truc qui faisait que je ne me sentais pas légitime dans le poste. Et le fait que ce chef d’établissement considérait que je n’étais pas capable, ça appuyait sur ça. Il faut savoir que j’étais la seule enseignante noire des deux établissements.

Comment cela se passait-il quand vous étiez-vous même élève ?

Enfants, avec ma sœur, on a subi plein de vexations de la part de professeurs. J’ai redoublé ma seconde. J’avais 12 de moyenne générale, mais je suis tombée sur quelques professeurs qui n’hésitaient pas à me dire que je n’avais pas le niveau, que je n’étais pas à ma place, que je ne savais pas écrire, que je n’arriverais jamais à rien.

À la fin de la 2de, je devais rentrer en 1reS. Mais mon professeur d’histoire s’y est fortement opposé. Ma grande sœur avait déjà subi ce genre de choses. Ma mère était infirmière psychiatrique. Elle avait remarqué qu’elle avait des collègues qui avaient des enfants dans les mêmes classes que nous : eux n’avaient pas de problème.

Après mon redoublement, j’ai pu passer en 1reS, mais avec quand même ce petit manque de confiance en moi qui a commencé à naitre dans cette période-là. On m’a fait ressentir que mes ambitions n’étaient pas au niveau de ma couleur.

Au collège, par exemple, quand je suis rentrée en 6e, c’était l’époque où on mettait les élèves en classe selon leur niveau et leur statut social (on y retourne malheureusement). J’étais en 6eA et je pense que je n’étais pas destinée à être dans cette classe. J’ai eu une prof de français qui m’a accusée de tricherie pour un devoir à la maison. Elle m’a dit que si je ne disais pas que c’était ma sœur qui avait fait mon devoir, j’allais me retrouver devant le principal. Donc je me suis retrouvée devant le principal, puisque je n’avais pas triché. En plus, je suis issue d’une famille très stricte, où les devoirs c’est très important, et si la feuille n’est pas propre, on déchirait la feuille, on me faisait recommencer.

C’était un travail autour des métaphores. On m’avait fait recommencer, recommencer, j’avais pleuré, donc j’étais très fière de moi quand j’avais rendu ce travail. Et quand la prof a commencé à rendre les copies, elle les rendait par ordre, en commençant par les pires. Je vois que je ne suis pas dans la première tranche, ni dans la deuxième, je me dis « c’est génial ». Elle donne toutes les copies à tout le monde. Puis elle dit : « Maintenant on va passer sur un cas spécial. Je n’aime pas les menteuses, et tu es une menteuse. »

C’était une enseignante qui avait eu un problème avec ma grande sœur qui était très brillante. Elle s’est dit : « Je vais casser du Chamlong ! » Moi, j’étais un peu moins bonne que ma grande sœur, j’ai subi l’humiliation. Je me suis retrouvée devant le principal, j’ai dû lui prouver que je n’avais pas menti. Après, on a reçu des excuses, je suis passée de cas social à génie de la classe. Quand on racontait cela aux gens, ils nous disaient que c’était impossible. Maintenant que je suis enseignante, je sais que c’est tout à fait possible.

Et aujourd’hui, observez-vous des réactions particulières de vos collègues, vos élèves ?

J’avais un grand-père en Martinique qui était communiste. Il m’a toujours dit que, dans la vie, il fallait faire comme le ver dans la pomme. Une fois que tu es inséré dans le système, tu pouvais le véroler parce que tu connaissais les codes, et c’est comme cela que tu vas avancer. J’ai un peu suivi ce que mon grand-père m’avait inculqué. J’aurais pu être prof d’arts plastiques, mais ça ne m’intéressait pas, je voulais être avec un public de lycée pro. Dans mes classes, je n’ai pas beaucoup de blancs. Et les blancs ne sont pas français : ils sont serbes ou autres.On peut les compter sur les doigts de la main, les inspecteurs ou cadres racisés, plus on monte dans la hiérarchie. J’ai la chance d’avoir des inspecteurs bienveillants et ouverts, d’ailleurs mon inspectrice est algérienne d’origine. C’est un détail, mais c’est un constat. Comme profs d’arts appliqués, nous devons être à peu près 180 sur l’académie, il y a peut-être une dizaine de collègues magrébins, et trois noirs. J’ai été secrétaire nationale du Snetaa pendant un temps, on était deux. J’ai fait partie de groupes de travail ministériels, j’étais la seule.

J’ai très peu pu avoir la chance d’échanger avec des collègues qui me ressemblent. C’est très particulier. J’ai eu des remarques qui ne se voulaient pas forcément racistes, mais que je trouvais très déplacées. Un petit exemple : quand je travaillais à Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne), j’ai un collègue qui m’a dit une fois, très sympathique : « Alors Joana, la première fois que tu as vu la neige c’était comment ? » Je lui demande : « Et pour toi c’était comment ? » Il me dit : « Non Joana, arrête ! » Je lui réponds : « Je suis née ici, j’ai grandi ici, l’ile que je connais c’est l’Ile-de-France ! »

J’y ai droit avec mes collègues et j’y ai droit dans mes classes. Mes élèves me voient et me disent : « Vous, c’est sûr, vous êtes antillaise ! » Pour les élèves, je peux le comprendre parce qu’un élève a besoin aussi de se reconnaitre. J’ai été élève, j’aurais aimé aussi avoir des professeurs qui me ressemblent, c’est rassurant. Mais pour les élèves, comme je suis professeur d’arts appliqués, je suis certes de la même couleur qu’eux, mais je suis une bourgeoise parce que j’ai fait des études d’arts. Je leur dis : « J’ai été à l’école en face des Tarterêts. Vous connaissez ? » Ça casse un peu la barrière. Mais si je ne fais pas l’effort de faire ce pas vers eux, on se ressemble mais ça s’arrête vite.

Avez-vous l’impression que votre couleur vous impose un rôle particulier ?

Pour moi, être enseignante et enseignante d’arts appliqués en étant noire, c’est une mission. Je le vis comme une mission. Mon objectif, c’est de montrer que l’art, c’est ouvert à tout le monde. Cette année, j’ai fait intervenir Makita Samba, formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, d’origine congolaise, il a travaillé sur 1984 avec mes élèves. J’ai une élève, en CAP, qui ne parle jamais : elle est montée sur scène, elle a lu 1984. Si mes élèves peuvent aller jusqu’au master, je les pousserai jusque-là. On n’est pas condamnés.

J’ai eu beaucoup de discussions avec la CPE (conseillère principale d’éducation) par rapport à la couleur. Je lui dis que ce n’est pas être raciste que d’avoir conscience qu’on n’a pas la même couleur que le voisin. Comme je le dis souvent à mes élèves, être français ne veut pas dire être blanc. Pour moi, c’est très important. J’ai eu des collègues qui ont cru que j’étais raciste. Quand ils ont découvert que mon mari était blanc, ils m’ont dit : « Ah, tu n’es pas avec un Antillais ! » Non, ce n’est pas obligé, on peut s’ouvrir !

Je ne peux pas faire sans ma couleur, ce n’est pas possible. Ça fait partie de mon identité, je suis obligée de vivre avec. Elle ne me pose aucun problème, mais je peux me retrouver face à des gens à qui ça pose problème. Je prépare aussi mon fils par rapport à cela. Il est métis. Je lui dis : « Tu vas te retrouver face à des gens qui n’ont pas la présence d’esprit de se dire que ton père est ardéchois. Ce n’est pas marqué sur ta tête. Par contre, ce qui se voit sur toi, c’est ta couleur de peau. Il y aura des fois où tu devras prouver que tu es bon, car on remettra en question le fait que tu sois bon. »

J’ai toujours entendu ma mère me dire : « Tu es une femme, une femme noire, donc tu as un double handicap. Il va falloir travailler dur, ma fille, pour t’en sortir. » Et c’est malheureux, mais souvent je le reproduis, moi aussi. Je dis à certaines jeunes filles en classe : « Oui, il va falloir redoubler d’effort pour montrer que vous êtes au-dessus du lot. Vous devez faire preuve d’exigences aussi sur vous-même. »

Je me dis que j’ai énormément de chance. Du racisme, j’en ai subi, mais pas suffisamment pour sentir une rage énorme. Je me disais : vu que je vais en trouver dans tous les coins, je mise sur mon cerveau, sur mes capacités.

Propos recueillis par Françoise Lorcerie et Francine Nyambek-Mebenga

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Couverture du numéro 595, Racismes et école