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« Il faut que les visées de cet apprentissage “par corps” soient claires »

Je ne sais pas vraiment pourquoi le corps est et a été autant relégué aux oubliettes de l’école. D’autant plus que ça n’a pas été toujours le cas : si on prend le « gymnase » des Grecs, où l’on apprenait à philosopher ‒ l’héritage étymologique du mot est bien sûr signifiant ‒ on le faisait en marchant et en prenant soin de son corps ! Mais pour comprendre pourquoi l’école, du moins occidentale, prend si peu en compte le corps, voire le maltraite, j’émets plusieurs hypothèses, qui ne s’excluent pas d’ailleurs les unes les autres.
Tout d’abord, nous vivons dans un monde influencé par une culture judéochrétienne qui valorise l’esprit. Le corps, c’est les pulsions, le sale, ce qui nous relie à l’animal et qu’il faut domestiquer, aseptiser, oublier, sublimer. Il y a clairement une dichotomie, assumée, où ce qui est de l’ordre intellectuel vaut tout, et dont nous héritons à travers l’institution scolaire qui s’est construite sur la tradition jésuite, par exemple.
Par ailleurs, on peut aussi supposer qu’il y a d’autres raisons. Des raisons « pratiques » : il serait plus facile de faire cours à trente enfants qui regardent dans le même sens, vers le maitre et le tableau, qu’à un qui se balade, deux qui sont étendus avec un bouquin, trois qui parlent en groupe, etc. Et puis, ça prend moins de place !
Enfin, je pense aussi à une (mauvaise) raison d’ordre, en quelque sorte, déontologique. Faire abstraction des corps, ce serait peut-être aussi entrer dans une illusion d’égalité. Si en tant que professeur, je ne prends pas en compte la taille, la couleur, les spécificités physiques de mes élèves, alors j’ai peut-être l’impression de pouvoir objectivement les traiter « tous pareil ». Mais c’est bien sûr une aporie : l’égalité en droit doit en fait déboucher sur des actions (pédagogiques mais pas seulement) équitables, qui passent au contraire par la prise en compte des différences de chacun. Et donc, par une réhabilitation des corps ! Dans leur diversité, leurs capacités différentes, leurs émotions, leurs besoins, etc.
Bien sûr, et heureusement, il y a beaucoup de pratiques qui prennent en compte le corps et c’est justement l’objet de notre dossier : les montrer ! Il y a toutes les pratiques liées à la classe dehors, aux prises en compte des besoins (corporels et psychiques, mais les deux sont liés) des élèves et donc toute la réflexion sur le bienêtre. Les pratiques coopératives prennent également très souvent ancrage dans une revalorisation des individus dans ce qu’ils peuvent apporter de spécifique au groupe et donc aux corps.
Et puis, il y a aussi des conceptions didactiques qui vont prendre davantage en compte le corps ; c’est le cas de toutes les théories récentes qui vont prendre ancrage dans le « sujet-élève » : l’élève sujet-lecteur, sujet-scripteur, auteur de sa parole. Qui dit sujet dit expériences personnelles, souvenirs, émotions, sensations, imaginaire. Et donc, nécessairement, place faite au corps.
À mon avis, on apprend dans deux grandes directions. L’une est de l’ordre, je dirais, des compétences psychosociales. On apprend à être à l’écoute de soi, et par là-même, en fait, de l’autre. On apprend à verbaliser ses émotions et aussi à comprendre celles d’autrui. On apprend l’empathie. On apprend la confiance, en soi comme en l’autre.
Mais en apprenant à se connaitre, on va aussi apprendre à mémoriser différemment, à ancrer les connaissances autrement en soi. Et à s’appuyer sur le concret pour abstraire, pour conceptualiser. Bref, on élargit le champ de sa cognition, mais on passe aussi à un niveau métacognitif qui semble vraiment important non seulement pour apprendre mais aussi pour savoir apprendre, et pour que le savoir soit appris pour longtemps.
Dans le dossier, il y a des pratiques qui touchent aux premières années de maternelle, avec la danse pour travailler les langages ou des séances de travail sur la représentation de son propre schéma corporel, de même qu’il y a des pratiques proposées en université. On peut donc clairement apprendre avec le corps à tous les âges !
Pourtant, à l’adolescence par exemple, certaines pratiques seront peut-être plus difficiles à mettre en œuvre : les 5es ne veulent plus se donner la main, les 3es sont tellement couverts, avec leurs blousons inamovibles, qu’on peine davantage à les mettre en mouvement ! Mais rien n’est impossible : cela demande parfois un peu plus de négociations, disons…
Pour moi, on peut donc sans doute tout apprendre « par corps », dans toutes les disciplines mais pas n’importe comment. Il y a des conditions pour que cet apprentissage « par corps » soit possible et satisfaisant. Par exemple, comme préalable, je pense qu’il faut que les visées de cet apprentissage soient claires, pour l’enseignant comme pour les élèves. Or, il y a des risques de confusion entre la tâche et l’activité si on n’explicite pas pleinement aux élèves ce que l’on fait et pourquoi. Il y a le risque que l’élève pense qu’on est dans le ludique et ne perçoive pas les apprentissages que nous travaillons. Le « bénéfice » de l’apprentissage par le corps pourrait ainsi être « perdu » car pas du tout conscientisé par l’élève. Si, pour faire référence à un article du dossier, j’essaie de faire comprendre comment se meuvent les planètes, mais que l’élève pense qu’il est « juste » en train de tourner sur des ronds de couleurs en prenant l’air avec ses copains, on peut se dire que l’activité n’a pas tout à fait réussi…
Déjà, je dirais que j’ai été agréablement surprise par le grand nombre d’articles que nous avons reçu (et dû sélectionner, donc) et qui témoignent de pratiques variées, joyeuses, de réflexions qui mettent vraiment l’élève au centre des préoccupations, qu’elles soient de l’ordre du bienêtre (si nécessaire pour apprendre !) ou du pédagogique et du didactique.
De plus, toutes ces pratiques témoignent très souvent d’un souci d’inclusion de tous, et de prise en compte non seulement de l’individu, mais aussi des besoins du groupe, du collectif ; et je trouve que cela donne une vision de l’école très très positive, loin des histoires de violence et d’exclusion que l’on entend à longueur de temps relayer par les médias. Cela n’empêche pas les analyses moins roses, comme celle sur les microviolences du quotidien, mais on garde quand même sur la rétine une image de l’école qui fait du bien, à l’esprit comme au corps… en son cœur !