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Faire pour de faux, apprendre pour de vrai

Apprendre, c’est parfois agir et expérimenter, mais c’est surtout penser l’action, penser l’expérience, imaginer ce qui n’est pas donné par l’expérience ou encore imaginer des expériences possibles. Un des apprentissages les plus importants pour l’enfant entre 3 et 7 ans, c’ est de se détacher de la perception immédiate qu’il a du monde ou de la réaction spontanée aux sollicitations de son environnement pour pouvoir penser en dépit de ce qu’il perçoit.

À l’âge de la maternelle, le jeune enfant n’est pas encore capable d’apprendre sans agir, sans faire des expériences. Cependant, à l’école, il va devoir développer sa capacité à agir et à faire des expériences par la pensée. C’est ce qui lui permettra d’imaginer, par exemple, la vie des hommes des cavernes, la constitution d’une cellule, le désert ou encore différentes stratégies pour résoudre un problème.

Pour y parvenir, pour apprendre à penser indépendamment de ses perceptions, pour se souvenir d’expériences passées ou pour imaginer des situations qu’il n’a pas vécues, l’enfant, entre 3 et 7 ans, a besoin d’une activité intermédiaire entre l’action dans le monde réel et l’action par la pensée. Cette activité est le jeu de « faire semblant ». C’est notamment pour cela que de nombreux auteurs la considèrent comme l’activité maitresse des enfants, c’est-à-dire l’activité la plus susceptible de générer les gains développementaux.

Le jeu de faire semblant

Selon Lev Vygotski1, le jeu de faire semblant est une situation imaginaire, créée par les enfants, dans laquelle ils négocient, endossent, interprètent des rôles et s’appliquent à adopter les règles liées à ces rôles. Durant leurs jeux, ils détournent les objets à leur disposition pour remplacer les objets manquants. Ce n’est plus la situation ou les objets disponibles qui invitent l’enfant à agir, mais c’est la situation de jeu qui nécessite la transformation du monde et des objets. Ce n’est plus la perception de l’objet qui génère sa signification, mais la signification qui implique la transformation de l’objet.

Luc et Léo sont des explorateurs. Ils explorent la jungle à la recherche de traces d’animaux. Ils cherchent des indices, établissent le plan des lieux et dessinent des fiches qui leur permettront d’identifier les traces observées. Pour les besoins du jeu, ils s’entrainent à rester discrets et à se déplacer sans être vus. Ils se régulent l’un l’autre pour y arriver. Pour prendre des photos, Luc utilise un cube en plastique pendant que Léo téléphone à son assistant avec un petit bâton.

Dans cette situation imaginaire, créée par les enfants, ils expérimentent des rôles et se soumettent aux règles de chaque rôle (telles qu’ils les comprennent ou connaissent). Ils apprennent à séparer la signification des objets (un appareil photo ou un téléphone) de l’objet lui-même (un cube de plastique ou un petit bâton) et s’exercent à construire un monde de significations indépendantes de leurs perceptions. La situation imaginaire qu’ils « jouent » leur permet d’expérimenter « pour de faux » un monde dont ils n’ont pas ou ne peuvent pas faire l’expérience. Dans le jeu, ce n’est plus la situation ou les objets qui dictent les actions à mener mais la situation imaginaire qui rend tout possible.

Ainsi, en expérimentant le monde « pour de semblant », les enfants apprennent à se détacher du monde réel pour explorer des mondes possibles. En jouant, ils s’entrainent à faire des expériences par la pensée, mais en passant par l’action dans des situations imaginaires. La pensée a encore besoin d’une action pour s’incarner, mais, ici, cette action est « pour de faux ».

De ces enjeux découlent au moins deux conséquences pour l’enseignement en classe maternelle : 1) il est essentiel que les enfants apprennent à jouer à faire semblant, et 2) faire usage du faire semblant dans les situations d’enseignement est un levier potentiel des apprentissages .

Apprendre à jouer

La première conséquence est d’autant plus vive que les habiletés des enfants en situation de jeu ont décliné en termes de quantité et de qualité entre les années 1950 et les années 20002. Il semble que les enfants d’aujourd’hui ne sachent plus ou peu jouer à faire semblant. Les enseignants se sentent souvent démunis face à leur difficulté à jouer dans les moments plus libres dévolus à cette activité. La meilleure manière d’enseigner le jeu de faire semblant est probablement le fait de jouer avec les enfants, en prenant par exemple un rôle dans leurs jeux et en se montrant en exemple pour permettre à tous d’apprendre à jouer.

Louis joue au voleur, il court partout avec une arme qu’il a bricolée. Voyant que son jeu n’évolue pas, l’enseignante prend un insigne de shérif et arrête Louis. Elle joue à l’interroger : « Pourquoi cambriolez-vous une école ? » « Pensez-vous aux conséquences de vos actes ? » etc. Louis, d’abord un peu inquiet, se prend au jeu et habite son rôle plus solidement et de manière plus riche. Après trois minutes, il repart continuer son jeu de voleur. Une demi-heure plus tard, il arrête Oscar qui joue aussi à cambrioler l’école. Il adopte alors le rôle de shérif et pose à Oscar les questions que lui a posées l’enseignante plus tôt.

Dans cet exemple, on observe que le fait que l’enseignante ait pris un rôle dans le jeu a eu au moins deux conséquences. La première, c’est qu’en jouant le shérif, elle a aidé Louis à mieux tenir son rôle de voleur et à l’enrichir. La deuxième est qu’elle a fourni à Louis des idées pour un nouveau rôle et un répertoire d’actions et de répliques possibles qu’il a rapidement reprises à son compte et expérimentées avec d’autres.

Jouer pour apprendre

La deuxième conséquence est liée à la conscience qu’ont les enseignants du besoin des jeunes enfants de passer par des expériences concrètes pour apprendre. Cependant, cela les conduit parfois à chercher des manières de rendre concrets les savoirs à apprendre en imaginant des situations artificielles qui ressemblent à d’autres situations issues de la « vraie » vie et qui sont censées être plus motivantes pour les élèves. Il s’agit ici, souvent, de situations artificielles, relevant de ce qu’on pourrait appeler des habillages plus ou moins ludiques, comme par exemple raconter aux élèves qu’ils vont jouer aux artistes et fabriquer un tableau pour la fête des mères en leur faisant découper, coller et décorer des mots qui produisent un texte, tout en pensant qu’ils vont apprendre à lire. Or, faire usage du faire semblant pour permettre aux enfants de faire les expériences (de pensée) nécessaires à la construction des savoirs disciplinaires est d’un tout autre registre.

Dans la classe de Géraldine, en grande section, les élèves jouent à la poste. Ils ont une boite aux lettres dans laquelle ils glissent des messages pour leurs camarades. Avant l’arrivée des enfants le matin, elle glisse une lettre pour la classe dans laquelle un message est écrit. À leur arrivée, les enfants découvrent la lettre et demandent à Géraldine de les aider à déchiffrer le message.

Dans cette situation, on peut relever qu’ici, le déchiffrage n’est plus un exercice de style pour faire plaisir à l’enseignante ou une activité cachée derrière un bricolage, mais devient une nécessité pour accéder à une information. Dans le cas du bricolage ci-dessus, la lecture est une activité incidente et non nécessaire, alors que dans celui de la poste, sa fonction est apparente et essentielle à la poursuite du jeu.

Dans la classe de Julie, la poule mascotte a disparu. Elle laisse un message audio appelant au secours les enfants. Elle est prise dans un piège quelque part dans leur quartier. Pour la retrouver, ils doivent construire le plan du quartier afin de comprendre les indices qu’elle leur a donnés et de venir la sauver.

Cette situation met les élèves dans une expérience, un problème « pour de faux » mais dans lequel ils sont impliqués et dont la résolution dépend d’un apprentissage à réaliser. Contrairement aux situations avec un habillage ludique, qui éloignent les élèves des enjeux d’apprentissages et qui rendent invisibles les savoirs à apprendre, cette situation guide l’attention des enfants vers le sens des apprentissages en jeu (construire un plan pour s’orienter) dans une situation qui, bien qu’imaginaire, devient authentique pour eux.

Jouer à faire semblant est un levier puissant du développement de la capacité à apprendre sans agir, à agir par la pensée. En jouant, l’enfant agit « pour de faux » et s’entraine à penser les phénomènes, les situations, les savoirs, sans en faire nécessairement l’expérience. De plus, il apprend à agir et à penser en dépit de ses perceptions, à s’émanciper de ses conceptions spontanées, à adopter différentes perspectives. Ces apprentissages représentent des enjeux fondateurs de la capacité à apprendre à l’école et plus largement du développement des compétences citoyennes que certains appellent socialisation.

Anne Clerc Georgy
Professeure à la Haute école pédagogique du canton de Vaud en Suisse.

Bibliographie

Anne Clerc-Georgy et Stéphanie Duval, Les apprentissages fondateurs de la scolarité. Enjeux et pratiques à la maternelle, Chronique Sociale, 2020.


 

Notes
  1. Lev Vygotskij, « Le jeu et son rôle dans le développement de l’enfant », dans Bernard Schneuwly, Irina Leopoldoff Martin et Daniele Nunes Henrique Silva (Éditeurs), L. S. Vygotskij, Imagination Textes choisis, Peter Lang, 1933/2022, p. 41-55.
  2. Sarah Landry, Caroline Bouchard et Pierre Pagé, « Place au jeu mature ! Le rôle de l’enseignant pour l’évolution du jeu symbolique de l’enfant », Revue préscolaire vol. 50, n° 2, 2012, p. 15-24.