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Enquête historienne à Oradour-sur-Glane : l’esprit critique en action

Photos des victimes imprimées sur des plaques de porcelaine, exposées à Oradour.
L’enseignement de l’histoire est souvent au cœur des polémiques sur l’école d’aujourd’hui. Chaque nouveau programme d’histoire interroge ce qu’il convient d’enseigner, avec à chaque fois des injonctions tellement denses que les enseignants peinent à tout faire dans le temps imparti.
Mes travaux de didacticienne de l’histoire portent sur le développement des compétences critiques des élèves en classe d’histoire. Plutôt que m’interroger sur le « quoi » enseigner, ce qui relève plutôt de choix politiques, je mène des expérimentations sur le « comment » faire faire de l’histoire en classe.
L’enseignement de cette discipline peut permettre de devenir un citoyen critique si on s’intéresse aux compétences spécifiques des historiens, comme celle d’être systématiquement critique face aux narratifs sur le passé. Des narratifs mémoriels construits collectivement pour se souvenir, des narratifs politiques pour valoriser le passé ou encore des narratifs muséaux pour transmettre des messages et des valeurs sur des évènements.
Pendant trois ans, j’ai mené une recherche à Oradour-sur-Glane sur l’apprentissage de la critique des narratifs. L’enjeu est d’expérimenter des enquêtes historiennes problématisées avec des élèves de 3e vivant à proximité du village martyr.
Le 10 juin 1944, une troupe SS massacre 643 personnes : les hommes dans différents lieux de supplice, les femmes et les enfants dans l’église. Le village est ensuite incendié. De nombreux scolaires visitent aujourd’hui le village conservé à l’état de ruines, après avoir visité le Centre de la mémoire d’Oradour, dont l’exposition permanente contextualise le massacre.
Les enquêtes historiennes problématisées font référence au cadre théorique de l’apprentissage par problématisation, qui postule que le savoir pertinent pour les élèves est dans la construction d’un problème référé scientifiquement plutôt que dans sa résolution. Pour problématiser, les élèves doivent mettre en tension leurs premières idées sur un questionnement et les données du problème, qui peuvent être des documents ou des connaissances. Cela leur permet de construire de nouvelles idées explicatives ou d’améliorer les premières par l’argumentation. Ce cadre théorique développe les compétences critiques dans les différentes disciplines présentes à l’école.
J’ai expérimenté cinq enquêtes dans deux collèges différents, avec cinq classes de 3e. Pour chacune, l’enseignant commence par faire émerger les premières idées des élèves en petits groupes. Ensuite, la classe passe la journée à Oradour-sur-Glane avec en tête l’enquête à mener. Quelques jours plus tard, les élèves retrouvent leurs premières idées sur l’enquête, qui ont été regroupées en caricatures. Ils les explorent individuellement pour dire s’ils les valident ou pas, en se servant des indices recueillis durant la visite. Un débat collectif final permet une confrontation entre les arguments des élèves.
Les cinq enquêtes correspondent à des problèmes explicatifs (il faut trouver des explications) qui articulent l’histoire et les mémoires (collectives, prescrites, politiques).
Une première enquête – expérimentée deux fois – porte sur les raisons de l’existence d’une rumeur locale disant que les SS se sont trompés de village. Ils auraient voulu massacrer Oradour-sur-Vayres, mais ils auraient mal lu les cartes. C’est un narratif mémoriel auquel les historiens n’accordent aucun crédit, compte tenu des preuves existantes. Plusieurs élèves croient cette rumeur : l’enjeu est de la déconstruire en les faisant réfléchir au mécanisme des fausses nouvelles.
Une deuxième enquête interroge la muséohistoire lors de la visite scolaire, c’est-à-dire les narratifs muséaux. Les élèves doivent se demander pourquoi on leur présente le massacre ainsi dans les différents lieux (Centre de la mémoire, village en ruines, mémoriaux et cimetière). Une autre enquête de muséohistoire se focalise sur une exposition temporaire concernant les objets ramassés dans le village : que veulent dire les concepteurs de l’exposition en montrant des vitrines de montres, de couteaux ou encore un landau criblé de balles ?
Une dernière enquête porte sur les commémorations du 10 juin 2022. Les élèves étudient les discours prononcés par le maire du village, le président de l’association des familles de victimes et le ministre de la Justice. Ils essaient de comprendre les narratifs de ceux-ci.
Voici pour chaque enquête les premières idées des élèves, regroupées pour l’exploration des possibles et le résultat principal de l’analyse des écrits des élèves et de leur débat collectif.
Les premières idées des élèves regroupées en caricatures pour l’exploration des possibles | Les résultats de l’exploration des possibles par les élèves | |
Rumeur – enquête n°1 | La rumeur rassure. | Les élèves font de l’histoire de la mémoire et ils sont capables de discuter les raisons de la diffusion de la rumeur. Ils ne l’envisagent plus comme vraie, mais comme un narratif. |
La rumeur est liée à la confusion des noms. | ||
La rumeur est inventée par gout du secret. | ||
La rumeur permet de reprocher quelque chose à la population visée. | ||
Rumeur – enquête n°2 | La rumeur rassure. | Mêmes résultats qu’avec la première classe. Les élèves articulent les idées entre elles pour produire un narratif cohérent. |
La rumeur est liée au fait qu’on ne sait pas tout. | ||
La rumeur rend le massacre logique. | ||
La rumeur permet de dire du mal des SS. | ||
Muséohistoire – visite | La visite essaie de montrer ce qu’il reste. | Les élèves identifient plusieurs narratifs correspondant à cet espace composite musée-ruines-mémoriaux. |
La visite essaie de susciter l’horreur. | ||
La visite essaie d’expliquer le massacre. | ||
La visite essaie de rendre hommage. | ||
Muséohistoire – les objets | L’exposition veut montrer qui sont les victimes. | Les élèves retrouvent la plupart des intentions des concepteurs, mais invalident le narratif rendant hommage aux victimes, alors que c’est un des narratifs déclarés. |
L’exposition veut montrer l’horreur du massacre. | ||
L’exposition veut honorer les victimes. | ||
L’exposition veut montrer la masse des victimes anonymes. | ||
Commémorations | Les discours expliquent le massacre. | Les élèves se rendent compte que le massacre n’est pas le seul sujet des commémorations, elles sont l’occasion de produire d’autres narratifs. |
Les discours rendent hommage aux victimes. | ||
Les discours dénoncent ce qui n’est pas normal. |
Les cinq expérimentations mènent à une exploration des possibles intéressante par rapport à l’épistémologie historienne. Les élèves quittent leur sens commun, caractérisé par une compréhension réaliste des narratifs : la rumeur serait vraie, les musées délivreraient des informations objectives, les discours commémoratifs serviraient à parler de l’évènement. Ce sens commun est illustré dans un échange entre une enseignante qui explique que la rumeur est fausse et un élève qui réagit à cette information :
Tours de parole | Prénoms modifiés | Transcription des échanges en classe |
72 | Théo | Moi, ma maitresse d’école, à Blond, on parlait d’Oradour, je ne sais plus pourquoi, je crois que c’était pour le 11 novembre. Après, elle demandait pourquoi Oradour a été massacré. Moi, vu que j’étais un peu bébête beh j’ai dit ah beh ils se sont trompés d’Oradour. Parce que je croyais que c’était ça. Et elle m’a dit oui ! |
73 | Bérénice | Parce que toi tu l’avais entendu ? |
74 | Théo | Oui |
75 | Bérénice | Parce que toi tu l’avais entendu quelque part, dans ta famille peut-être ? |
76 | Théo | Donc c’est une menteuse ! |
77 | Bérénice | Comment ? |
78 | Théo | La prof, c’est une menteuse ! |
L’entrée dans l’épistémologie historienne se fait par l’apprentissage de la critique systématique des narratifs, et non pas seulement par la vérification qu’ils sont vrais ou faux (même si cette démarche est importante aussi, mais non suffisante). On ne s’intéresse pas au fait de savoir si l’enseignante de Théo est une menteuse, mais aux raisons qui expliquent qu’elle croit en cette rumeur, comme beaucoup d’habitants dans la région.
Dans la visite d’Oradour-sur-Glane et dans celle de l’exposition temporaire sur les objets (les enquêtes de muséohistoire), les élèves ne reçoivent plus les informations sans se demander pourquoi la muséographie a été pensée de cette façon – comme le font de nombreux enseignants lors de leurs visites de musées. Il n’existe aucune exposition sans narratif ; essayer de le retrouver, c’est devenir un visiteur expert.
Avec les commémorations, les élèves ne se contentent plus d’écouter ou de lire les discours, ils essaient de comprendre les narratifs des orateurs. Cela leur fait comprendre que le sujet n’est pas seulement le massacre, mais aussi de s’exprimer sur les enjeux d’aujourd’hui, comme la nécessité de préserver les ruines, ou les crimes de guerre en Ukraine.
Avec leurs enquêtes, les élèves ne trouvent pas toujours tous les narratifs possibles. Pour la rumeur, aucune étude n’existe sur les raisons de cette croyance, il est difficile d’aller plus loin avec eux. Pour l’exposition sur les objets, la classe invalide le fait de vouloir rendre hommage aux victimes, alors que c’est un narratif déclaré par les concepteurs. Ce n’est pas dérangeant, tant que les élèves ne s’éloignent pas des valeurs portées par ces narratifs : ils ne peuvent pas voir de l’humour dans cette exposition, par exemple.
L’étude d’un narratif est une articulation entre ce qu’on perçoit et ce qu’on comprend, il existe donc des variations de compréhension. C’est visible pour les commémorations, où il n’existe pas de consensus à l’issue du débat : chaque élève a son propre cheminement sur ce qui domine comme narratif.
Le plus important est la démarche expérimentée. Les élèves, souvent très passifs avec les savoirs lors de la visite d’un lieu de mémoire, ont appris qu’ils pouvaient se questionner et enquêter par eux-mêmes. L’enquête n’est pas le fruit de leur imagination (risque de relativisme), mais elle résulte de l’articulation entre ce qu’ils pensent et les indices qu’ils ont à disposition. Cette démarche est un processus qu’ils peuvent utiliser en classe d’histoire, quelle que soit la thématique. Il existe toujours des narratifs des acteurs du passé, qu’il est important de questionner, comme le font systématiquement les historiens.
Cette éducation à la critique historienne peut se transposer dans la vie du citoyen. L’enquête sur les narratifs (publicitaires, politiques, mémoriels, etc.) évite d’accepter un discours sans se demander les raisons de le diffuser. Cela permet de sortir du seul fact-checking, qui consiste à vérifier une information. C’est important, mais ce n’est pas suffisant, en histoire comme dans la vie du citoyen.
Bibliographie
Sylvain Doussot, Magali Hersant, Yann Lhoste, Denise Orange-Ravachol (dir.), Le Cadre d’apprentissage par problématisation, PUR, 2022.
Lucie Gomes, Enseignement de l’histoire et esprit critique, PUR, 2023.
Lucie Gomes, « Visiter Oradour-sur-Glane : la rumeur Oradour-sur-Vayres, levier ou obstacle pour les apprentissages ? », Didactica Historica n°9, 2023, p. 30-42.
Lucie Gomes « La muséohistoire avec des élèves : le cas d’Oradour-sur-Glane », Recherches en didactique (à paraitre).
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