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Dans la chambre obscure

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Quand la lumière de la camera obscura fait surgir la lumière de la compréhension d’un concept abstrait.

Pour Philippe Meirieu, « rien ne s’enseigne que l’élève ne désire apprendre, rien ne s’apprend qui ne requiert son engagement ». À l’âge où ils sont à l’école primaire, les enfants sont curieux de tout ce qui les entoure. Ils sont intarissables en questions et avides de manipuler, d’expérimenter. Le rôle de l’enseignant est de mettre en place des conditions qui entretiennent cette curiosité, qui favorisent chez les élèves le désir et le plaisir d’apprendre, en proposant au quotidien des questions, situations et expériences inédites qui mettront « l’esprit en alerte et l’intelligence en appétit ».

Je suis enseignante dans une classe de cycle 3 à triple niveau dans une petite école en Chartreuse (Isère). Si, dans une telle classe, une partie des apprentissages se fait nécessairement par niveau, les projets interdisciplinaires sont des moments propices aux retrouvailles, qui permettent de créer une cohésion du groupe, de favoriser les interactions sociales, de développer la coopération et l’intelligence collective. Je fais le maximum pour intégrer les séquences de sciences dans des projets interdisciplinaires. Je propose ici de présenter un tel projet, dans lequel les sciences et la démarche d’investigation ont eu toute leur place.

La « camera obscura »

L’année 2015 a été marquée par deux évènements qui ont suscité l’émergence de ce projet.

2015 a été proclamée par l’assemblée générale des Nations unies comme étant l’Année internationale de la lumière, en commémoration du millénaire des sciences arabes et en hommage au scientifique Al Hassan Ibn Al-HaythamUn des premiers physiciens à étudier la lumière, et qui est notamment connu comme le premier à décrire avec précision la camera obscura.. Pour une présentation à l’occasion de la fête de la science au mois d’octobre 2015, j’ai réalisé une camera obscura géante.

2015 était également l’année de commémoration des 500 ans de la bataille de Marignan. En habitant non loin de Pontcharra, berceau du chevalier Bayard, nous avons été sensibles en début d’année aux diverses manifestations de commémoration dans la région.

L’année scolaire 2015-2016 a donc commencé en histoire par l’étude de la période de la Renaissance, en utilisant comme élément déclencheur la commémoration de la bataille de Marignan, l’implication du chevalier Bayard aux côtés de François 1er. Notre travail sur la Renaissance s’est poursuivi par un travail en histoire de l’art, sur Léonard de Vinci, la notion de perspective, etc.

C’est dans ce cadre que la découverte de la camera obscura, un objet technique décrit par Léonard de Vinci et particulièrement utilisé au moment de la Renaissance, a été proposée.

La camera obscura géante est installée dans la salle polyvalente de l’école, contre une grande baie vitrée. Il s’agit d’une structure cubique de 2 mètres de côté, réalisée à l’aide de tuyaux de PVC, et recouverte d’un tissu blanc complètement étanche à la lumière.

Un objet insolite, une « cabane bizarre », comme la nomment les enfants qui sont invités à pénétrer à l’intérieur par petits groupes. Ils s’assoient dans la cabane et observent le spectacle. La lumière pénètre dans la camera obscura par l’intermédiaire d’un seul trou de trois centimètres de diamètre. Rapidement, les enfants s’habituent à l’obscurité et commencent à percevoir sur les murs de la cabane, des couleurs, des formes floues, mais qu’ils associent assez vite au paysage qui leur est familier : la dent de Crolles, un sommet de Chartreuse qui est situé juste derrière l’école. Cela les surprend beaucoup. Premier réflexe, les enfants s’approchent du trou et regardent à travers, vérifient que le paysage qu’ils observent dans la cabane correspond bien au paysage extérieur. Pourtant une chose les étonne, le paysage projeté sur les murs intérieurs est à l’envers : le ciel apparait en bas, alors que le sol est projeté sur le plafond de la cabane.

De l’objet technique à l’expérimentation

Je leur propose d’utiliser un objet pour faire des expériences : il s’agit d’un diaphragme optique, un trou dont on peut régler la taille et qui peut se fixer par des Velcro sur l’ouverture de la camera obscura. Mais avant d’expérimenter, je leur demande d’émettre des hypothèses :

« D’après vous, que va-t-il se passer si nous réduisons la taille du trou ? »

Voilà leurs réponses :

« L’image va être de plus en plus petite ; l’image va être de plus en plus grande ; l’image va être plus lumineuse (car le trou va concentrer la lumière) ; l’image va être plus sombre ; l’image va se retourner et être à l’endroit ; l’image va être plus nette. »

L’expérience valide seulement deux hypothèses : l’image est plus nette et l’image est plus sombre, ce qu’un élève interprète en disant : « C’est normal, c’est comme lorsqu’on ferme doucement les volets d’une fenêtre, il y a moins de lumière qui rentre dans la pièce. » L’expérience leur permet en outre de constater que la taille du trou n’a aucune influence ni sur la dimension de l’image ni sur son orientation.

Mais les enfants, dont la curiosité est excitée, ne comptent pas s’arrêter là : « Pourquoi l’image est-elle à l’envers ? » Je propose alors d’essayer de trouver d’où provient la lumière qui est projetée en chaque point de l’écran. Les enfants se positionnent près de l’écran, regardent chacun par l’ouverture et racontent ce qu’ils voient à leurs camarades. Selon leur position, les enfants ne voient pas la même chose. Cette expérience permet de comprendre que la lumière se propage en ligne droite ainsi que l’inversion de l’image sur l’écran. Elle sera complétée par des expériences en classe au cours desquelles les enfants observent des objets ou des camarades, puis observent leur disparition en interposant entre l’objet et les yeux un cache et dessinent sur leur cahier de sciences les différentes expériences, en essayant de représenter le trajet de la lumière. Un enfant fera remarquer : « La lumière c’est flemmard, elle va tout droit et elle s’arrête quand il y a un obstacle, elle ne contourne pas les obstacles, alors que le son, lui, contourne les obstacles puisqu’on continue d’entendre les enfants, même si on ne peut plus les voir. »

Pour terminer la découverte scientifique de la camera obscura, je propose d’utiliser une lentille à la place du diaphragme. Les enfants testent plusieurs lentilles et apprécient l’amélioration de la qualité de l’image. Avec un simple trou, la netteté de l’image s’obtient au détriment de la luminosité. La lentille permet d’avoir une image à la fois nette (à condition de placer l’écran au bon endroit) et lumineuse. En utilisant un châssis avec une toile, les élèves recherchent pour chaque lentille la position optimale pour la netteté (le plan focal).

De retour en classe, une recherche documentaire est réalisée sur le principe de la camera obscura. Plusieurs schémas représentant le trajet des rayons lumineux et expliquant l’inversion de l’image sont étudiés et utilisés pour compléter les traces écrites dans le cahier de sciences.

Un objet technique pour dessiner

La séquence interdisciplinaire se poursuit par un travail en arts visuels et histoire des arts. La camera obscura est exploitée pour dessiner la dent de Crolles à la manière des peintres d’autrefois.

Les élèves décalquent la dent de Crolles. Pour cela, de grandes feuilles blanches sont scotchées sur le plan vertical où la netteté est maximale et les enfants reproduisent très facilement le paysage de la dent de Crolles en suivant les contours de l’image.

Les dessins ainsi réalisés sont ensuite retournés puis coloriés à l’aquarelle à l’extérieur, en essayant de reproduire au mieux les couleurs du paysage qu’ils ont devant eux. Mais les enfants constatent alors que leur dessin de la dent de Crolles est à l’envers (gauche-droite). Ils cherchent alors à en comprendre la raison. Je leur propose de comparer la technique qu’ils ont employée avec celle utilisée autrefois par les peintres et représentée sur une ancienne gravure.

Rapidement, ils constatent que la position du peintre n’est pas la même : les peintres se plaçaient derrière leur toile, alors que les élèves se sont placés entre l’ouverture de la camera obscura et le papier. Plus tard, les œuvres ainsi réalisées seront exposées en classe.

Aborder l’abstraction

Le concept de lumière est habituellement abordé en école primaire à travers des expériences et des observations impliquant la formation d’ombres, comme le préconisent les programmes de 2012. La notion de source primaire de lumière ne pose généralement pas de problème aux enfants, ils imaginent aisément qu’une lampe ou le soleil émet de la lumière, d’ailleurs ils dessinent toujours le soleil avec ses rayons de lumière. On trouve également parfois une représentation de la lumière émanant de lampes sous forme de rayons.

L’utilisation de la camera obscura permet d’appréhender un concept plus abstrait : celui de source secondaire de lumière ; ce n’est pas directement la lumière du soleil qui pénètre dans la cabane par l’ouverture, mais la lumière renvoyée par tous les éléments constituant le paysage. En entrant à l’intérieur de la camera obscura, les enfants sont très surpris, ne comprenant pas comment l’image du paysage extérieur peut être vue à l’envers sur un écran. Ils ont tout de suite besoin de regarder par l’ouverture, pour vérifier que c’est bien le paysage et aussi qu’il n’y a pas de dispositif de projection. Ils réalisent également que la lumière pénètre dans la cabane par le petit trou et ceci, indépendamment de leur présence. S’ils sortent de la cabane, l’image est toujours là. Cela aide probablement certains élèves à faire évoluer leur conception concernant la direction de propagation de la lumière dans le sens objet observateur.

Si Al Hassan Ibn Al-Haytham, à qui on attribue l’invention de la camera obscura, considéré comme le père de l’optique moderne, a mis fin, au XIe siècle, à la controverse datant de plus de quinze siècles concernant le sens de la vue, il est intéressant de remarquer que l’expérimentation avec cet objet scientifique semble avoir participé à faire évoluer favorablement les conceptions des élèves.

Nathalie Vuillod
Professeure des écoles à Saint-Pancrasse et formatrice en sciences-physiques et technologie à l’ESPÉ de Grenoble
Références
Philippe Meirieu, Le plaisir d’apprendre, éditions Autrement, 2014.
Cécile de Hosson,Wanda Kaminski, « Un support d’enseignement du mécanisme de la vision inspiré de l’histoire des sciences », Didaskalia n° 28, 2006.
« Progressions pour l’école élémentaire (jusqu’en juin 2016). Une aide à la mise en place des programmes », BO n° 1 du 5 janvier 2012.