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Bouger pour permettre au héros de se déplacer
Après trente ans passés comme enseignante de mathématiques, j’exerce aujourd’hui en tant qu’enseignante spécialisée : je suis coordonnatrice ULIS dans un collège. J’accueille quatorze élèves en situation de handicap, empêchés d’accéder facilement à certains apprentissages par divers troubles des fonctions cognitives. Ces élèves sont des élèves de 6e4, de 5eA ou de 3e « arts », et suivent des cours dans leur classe de référence. Pour une partie de leur emploi du temps, ils vont aussi travailler dans le dispositif ULIS.
Le dispositif ULIS est complémentaire avec les enseignements dits réguliers ou ordinaires. On y travaille des fondamentaux qui manquent, des gestes scolaires qui se développent, on y construit des projets pour donner du sens et de l’envie, on y est ambitieux, tournés vers l’avenir et l’autonomie. On se centre sur les besoins des élèves.
Parmi ces besoins, on trouve souvent le développement de la proprioception : beaucoup de ces élèves envisagent peu leur corps dans l’environnement. Pour certains, ce peut être lié à une dyspraxie, une hyperlaxité, des troubles visuospatiaux. Pour d’autres, des troubles des fonctions cognitives les empêchent de développer autant de façons d’avoir accès au monde que d’autres jeunes. Une des conséquences, entre autres, est la difficulté à se latéraliser et donc à suivre des consignes de déplacement. Or, comprendre des consignes données par une personne qui nous indique le chemin, répondre de façon pertinente à « gauche » et « droite » sont indispensables pour être autonome.
Cette année, nous avons beaucoup programmé. Pour aider les élèves de poser leur pensée, de ne pas procéder seulement par essai-erreur, je leur ai proposé d’utiliser Code en Bois. Code en Bois est un système innovant, constitué de tuiles en bois que l’on assemble et que l’on combine pour créer des scripts qui produisent des algorithmes.
J’ai inscrit cet outil et le thème de la programmation dans un projet plus vaste de production d’écrits : je constitue une carte-défi, les élèves créent le script qui mènera le héros vers la réalisation de son défi épique, puis ils écrivent l’histoire associée à cette aventure. Le recueil de ces histoires constituera un livre dont on est le héros.
Mais pour constituer le script, encore faut-il que le héros s’oriente. Et c’est compliqué : les élèves ont déjà des difficultés à désigner leur main droite, leur main gauche, et ici il faut, en plus, tenir compte de l’orientation du héros, de la direction de son regard par rapport à son objectif. Non seulement la latéralisation de base doit être mémorisée, mais en plus il faut maitriser la latéralisation relative : où se trouvent le gauche et la droite d’un personnage orienté différemment de moi ?
Certains élèves ne parvenaient pas à surmonter cet obstacle. Leur frustration était grande : impossible de mettre leur vaillant héros en réussite. Je leur avais proposé des outils d’aide imprimés, mais ces élèves ne se les appropriaient pas, car ils ne parvenaient pas à tourner correctement le document pour le faire correspondre au personnage du défi. Je leur avais alors proposé d’utiliser une figurine, un Playmobil avec le bras droit levé, pour visualiser que la droite du personnage n’est pas toujours leur propre droite. Mais il restait encore des élèves en échec. Alors, nous avons joué la scène.
Par chance, le sol de la salle de l’ULIS est recouvert par un lino constitué de carrés. Ces carrés sont devenus nos cases, comme sur une carte de défi. Les grandes règles de tableau, de la ficelle ou de la laine nous ont permis de délimiter la forme du trajet à parcourir. La poubelle de recyclables a matérialisé le trésor, et des marqueurs de tableau ont représenté les ennemis. Les élèves se sont regroupés autour de ce parcours improvisé, et j’ai demandé un volontaire.
Personne. Je me suis positionnée sur la case de départ et j’ai levé bien haut mon bras droit. « Nelson, vas-y, guide-moi jusqu’au trésor, s’il te plait. » Puisque c’était la prof qui faisait l’andouille, les élèves ont joué le jeu. Ils se sont d’abord trompés, puis, à force de répétitions et de variations du terrain de défi, ils ont progressé. Rapidement j’ai cédé ma place, à la demande d’élèves ; au final, tous ont joué le héros, leur bras droit en l’air. Cela leur a permis de comprendre : « Ah, la droite elle tourne, maintenant elle est à gauche ! »
Lors des séances ultérieures, tous ces élèves sauf une ont réussi à tourner de façon correcte par rapport au défi proposé. Plusieurs gardaient le bras droit en l’air ou se levaient pour bouger. Assez rapidement ils n’avaient pas besoin de reconstituer le chemin au sol, mais se déplaçaient en l’imaginant. Au fil du temps, plus personne ne s’est levé, et les bras se sont abaissés. Les élèves ont compris comment utiliser l’aide imprimée. Une seule élève demeure encore en difficulté face à l’objectif de faire tourner son personnage. Elle recourt encore au Playmobil, mais cela lui suffit. En revanche, encore aujourd’hui, après une quinzaine de séances, certains élèves recourent au corps en se déplaçant lorsqu’ils corrigent leurs camarades, étape obligée avant de m’appeler pour la validation définitive.
Nous avons eu à travailler le même type de compétence en mathématiques et en anglais. En anglais, il s’agissait de parcourir un chemin, sur une carte, à partir d’instructions énoncées par un sympathique passant. Les élèves ont tout de suite eu recours à l’outil imprimé de latéralisation, ou au Playmobil. Le transfert était actif.
Le recours au corps a été ici un levier crucial pour la réussite des élèves. Mais il n’est pas forcément facile de se donner à voir, dans une situation d’apprentissage, sous le regard de ses camarades et de l’enseignant, alors qu’on peut se tromper. Je pense que c’est l’efficacité de cette aide par le corps qui a convaincu les élèves : ils m’ont vue faire, dans une ambiance joyeuse, sans complexe, et ont compris le nœud de leur difficulté. À partir de ce moment, ils ont joué le jeu aussi. C’est même devenu un plaisir, manifestement : on bouge, on réfléchit, on se parle, on discute de notre point de vue, on régule. On vit. De mon point de vue, le bilan est doublement positif : mon objectif est atteint et nous avons travaillé le rapport à notre corps.