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L’éducation a besoin d’un horizon mobilisateur (1re partie)

de keteleAvec humour, Coluche disait : « Il faut mettre d’urgence un frein à l’immobilisme ». Un des experts internationaux de l’éducation les plus réputés, nous livre quelques propositions pour y arriver dans le système éducatif. On commence par le pari de l’intelligence collective.

Le numéro 83 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres sur le thème « Réformer l’éducation » a été pensé et rédigé juste avant la pandémie du Covid-19 par vingt-huit experts provenant de toutes les régions du monde. Coordonnateur scientifique du numéro, nous en rédigions la synthèse finale sous le titre « Réformer l’éducation : travailler ensemble au bien commun en développant une intelligence collective ». Les propos tenus dans ce numéro se révèlent plus que jamais pertinents suite à l’expérience de la pandémie. « La civilisation se construit sur des ruptures », disait Théodore Monod, qui ajoutait que nous devons penser l’utopie, non pas comme l’irréalisable, mais comme ce qui n’est pas encore réalisé.

Les Cahiers pédagogiques nous interpellent sur trois questions fondamentales : Que signifie concrètement développer une intelligence collective et donc quels acteurs mobiliser ? Quelle vigilance développer face aux inégalités qui se sont accrues avec la pandémie ? Quels leviers utiliser, tout particulièrement en situation de crise ? Bien malin est celui qui pourrait prétendre pouvoir répondre avec certitude à ces trois questions en étroite interaction ! La réponse n’existe pas, elle est à construire ensemble. Soyons réalistes, demandons l’impossible ! Construisons un horizon mobilisateur et marchons ensemble.

Intelligence collective : mobiliser les acteurs

Pierre Levy définissait l’intelligence collective comme suit1 : « C’est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences. » Cette forme d’intelligence est d’autant plus nécessaire que nous vivons en situation de crise.

Le système éducatif, tel qu’il fonctionne, est-il un environnement propice au développement de l’intelligence collective ? On peut en douter. Le système éducatif, pour ne pas dire le système scolaire, est devenu une organisation faite d’éléments juxtaposés : des classes qui sont autant de boîtes indépendantes alignées les unes à côté des autres ou empilées les unes au-dessus des autres ; des élèves assis sur des bancs placés en rangs d’oignons ; des enseignants isolés qui ne se voient pratiquement que quelques instants dans la salle des profs ; des heures de cours tout aussi cloisonnées ; des programmes composés de disciplines séparées, source d’une identité trop exclusivement disciplinaire…

Ce caractère juxtaposé du système éducatif (mais peut-on encore parler de système et ne faut-il pas parler plutôt d’administration de l’enseignement ?) a de nombreuses incidences peu favorables au développement d’une intelligence collective, même si heureusement des acteurs tentent d’ouvrir portes et fenêtres (on en trouve de multiples exemples dans les Cahiers pédagogiques).

Penser les lieux et les temps

Développer une intelligence collective veut d’abord dire prendre conscience que les lieux d’éducation et d’apprentissage sont nombreux ; et ensuite vouloir qu’ils se parlent et deviennent partenaires plutôt que d’agir chacun dans leur sphère bien close.

En premier lieu, installer des lieux et des temps de parole et d’échanges au sein de l’établissement scolaire lui même pour s’emparer ensemble des problèmes et développer une « conscience situationnelle ». Enseignants, professeurs principaux, animateurs de la vie éducative, « petites mains » si utiles au sein du personnel technique, documentalistes, orthophonistes, psychologues, sans oublier les élèves eux-mêmes, ont une expertise spécifique et peuvent mettre leur « capacité distinctive » (selon l’expression de Dewey qui y voit le développement de la démocratie) au service du groupe. Utopie : repenser ensemble l’espace et la gestion du temps de l’établissement scolaire. Cela ne pourra se faire du jour au lendemain. Mais il faut pouvoir compter sur des minorités agissantes et les soutenir.

En second lieu, identifier ensemble (la richesse du brainstorming) les lieux hors de l’école où le jeune est susceptible d’apprendre et de se développer. L’environnement local comprend de nombreuses personnes, des organisations, des espaces qui sont autant d’opportunités à saisir (musées, cercles sportifs, clubs culturels de toute nature, centres de plein air, fermes école, et bien d’autres, sans oublier ceux et celles qui les animent). L’environnement virtuel est tout aussi riche, comme beaucoup d’enseignants l’ont découvert pendant le confinement. Si on prend la peine de demander à chacun, en commençant par les élèves, de citer les opportunités qu’ils ont saisies et où ils apprennent le plus, on se retrouve avec un éventail d’une richesse insoupçonnée et qui mérite d’être partagée.

La théorie des opportunités (affordances theory)2 nous est utile pour développer une intelligence collective. Appuyée sur des données empiriques, cette théorie nous dit que plusieurs processus sont à installer en collaboration :

  1. doter notre environnement physique et virtuel d’opportunités d’apprentissage (d’où l’importance de l’inventaire dont nous parlions plus haut) ;
  2. faire prendre conscience aux acteurs de l’environnement de l’existence de ces opportunités ;
  3. montrer et démontrer la valeur des différentes opportunités pour apprendre et éduquer ;
  4. mobiliser les opportunités présentes et valorisées lorsqu’elles sont pertinentes pour résoudre un problème rencontré (importance de la « conscience situationnelle ») ;
  5. les mobiliser de façon efficace en se faisant accompagner au besoin grâce aux ressources disponibles dans l’environnement.

Chacun des acteurs de l’éducation connaît de nombreuses opportunités dans son environnement, mais beaucoup d’entre elles sont ignorées ; nous avons besoin des autres pour les identifier, en voir la valeur et les mobiliser efficacement. Co-opérer, c’est développer une co-naissance.

Le terrain et « en haut »

Par les méta-analyses, nous savons depuis longtemps que ce sont les acteurs de terrain qui sont les moteurs de toute amélioration et de toute transformation. Mais ils sont aussi la principale source d’inertie du système. Ce ne sont pas les prescriptions d’en haut qui font évoluer les systèmes éducatifs… Et elles peuvent même être également source d’inertie selon l’adage « plus cela change et moins cela change ».

En bon observateur du système éducatif, François Taddei a coutume de dire avec raison qu’une injonction d’en haut, même la plus pertinente, sera mal perçue par le simple fait qu’elle vient d’en haut. Cela voudrait-il dire que le rôle des strates supérieures (le terme est déjà source de connotations) est négligeable ? Répondre par l’affirmative serait jeter le bébé avec l’eau du bain. En fait, c’est la priorité de leurs missions qui doit être revue.

La prescription, le contrôle, l’administration sont secondaires et à mettre au service des missions prioritaires que sont la « reliance » (terme cher à Edgar Morin), la mise à disposition de ressources pour créer cette reliance dans le système et contribuer à doter l’environnement éducatif d’opportunités à saisir, sans oublier la nécessaire posture de reconnaissance sans laquelle s’étiole la reliance.

Sans ce renversement de priorités, le système éducatif restera caractérisé majoritairement par la « déliance », c’est-à-dire un système à base de séparation, d’atomisation, d’émiettement, de désagrégation, de solitude. Pour se développer, la personne et la société ont besoin de reliances3Outre les écrits d’Edgar Morin, on relira avec intérêt l’article du sociologue belge M. Bolle de Bal,. « Reliance, déliance, liance : émergence de trois concepts sociologiques », Sociétés, 80 (2), 99-131, 2013./efn_note].

(Lire les deuxième et troisième parties)

Jean-Marie De Ketele
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (Belgique)
et titulaire de la Chaire Unesco en sciences de l’éducation de Dakar,
professeur invité à l’ICP (Institut catholique de Paris)

Pour aller plus loin :

Anne Jorro et Jean-Marie De Ketele (dir), La professionnalité émergente : quelle reconnaissance ? De Boeck supérieur, 2011

Le numéro 83 de La revue internationale d’éducation
Recension du numéro sur notre site


À lire également sur notre site :

Mobiliser l’intelligence collective, entretien avec François Taddéi

Paradoxes et conditions du travail en équipe(s) dans les métiers de l’enseignement, par Richard Étienne


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Notes
  1. L’intelligence collective, éditions La Découverte, 1997.
  2. « Engagement et apprentissage en milieu de travail dans les métiers de l’éducation et de la formation », dans Anne Jorro et Jean-Marie De Ketele (dir.), L’engagement professionnel en éducation et formation, De Boeck supérieur, 2013.