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L’éducation a besoin d’un horizon mobilisateur (3e partie)

Le numéro 83 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres sur le thème « Réformer l’éducation » a été pensé et rédigé juste avant la pandémie du Covid-19 par 28 experts provenant de toutes les régions du monde. Coordonnateur scientifique du numéro, nous en rédigions la synthèse finale sous le titre « Réformer l’éducation : travailler ensemble au bien commun en développant une intelligence collective ». Les propos tenus dans ce numéro se révèlent plus que jamais pertinents suite à l’expérience de la pandémie. « La civilisation se construit sur des ruptures », disait Théodore Monod, qui ajoutait que nous devons penser l’utopie, non pas comme l’irréalisable, mais comme ce qui n’est pas encore réalisé.

Les Cahiers pédagogiques nous interpellent sur trois questions fondamentales : Que signifie concrètement développer une intelligence collective et donc quels acteurs mobiliser ? Quelle vigilance développer face aux inégalités qui se sont accrues avec la pandémie ? Quels leviers utiliser, tout particulièrement en situation de crise ?

Bien malin est celui qui pourrait prétendre pouvoir répondre avec certitude à ces trois questions en étroite interaction ! La réponse n’existe pas, elle est à construire ensemble. Soyons réalistes, demandons l’impossible. Construisons un horizon mobilisateur et marchons ensemble.

Quels leviers utiliser ?

Dans notre synthèse du numéro 83 de « Réformer l’éducation », nous constations que dans les études de cas en provenance d’une vingtaine de pays répartis sur les cinq continents, les transformations réussies étaient le fruit d’une prise en main de problèmes concrets, analysés avec soin, par plusieurs catégories d’acteurs qui ont appris ensemble à respecter le principe suivant : « non pas travailler sans tel acteur, ni contre lui, mais avec lui ». Nous avons vu que selon les problèmes à résoudre, différents groupes d’acteurs se sont déployés et ont développé une intelligence collective pour résoudre en partenaires ce qu’ils considéraient comme une situation devenue insupportable, une fois analysée ensemble.

Ainsi par exemple, conscients, chacun à leur niveau, des effets pervers des inégalités dans leur champ de responsabilité, des chefs d’établissement, des enseignants, des parents, des responsables locaux, ont partagé leurs préoccupations et leurs expériences, souvent de façon informelle au point de départ, puis se sont associés plus formellement comme partenaires pour circonscrire le problème, mettre ensemble et coordonner des ressources, expérimenter des actions, les évaluer, identifier d’autres problèmes liés, réguler les actions.

Très rapidement, ils se sont aperçus que leur façon habituelle de penser l’action se faisait sans les enfants ou les jeunes, parfois même implicitement contre eux, et qu’il fallait les penser avec eux, car ils ont une réelle « expertise » (vous avez bien lu ! les enseignants innovants l’ont d’ailleurs compris) dans l’appréhension des situations et des vécus, dans leur capacité à sortir du champ habituel de référence[[Le lecteur sera peut-être intéressé à prendre connaissance de certaines études de cas (les références sont mentionnées dans notre synthèse), comme celle où des lycéens de Corée du Sud, à qui responsables nationaux et parents ont fini par faire confiance, ont élaboré et mis en œuvre eux-mêmes le curriculum de terminale, tout d’abord d’un semestre complet, puis de l’année entière. À l’épreuve nationale externe, les résultats n’étaient pas inférieurs mais supérieurs à la normale, sans compter les nombreux autres bénéfices. Rappelons peut-être que les responsables politiques et les parents étaient au départ traumatisés par le taux de suicide des jeunes suite au stress généré par la compétition scolaire (la Corée du Sud a le triste record du taux de suicide le plus élevé au monde, situation perçue comme insupportable).]]. À plus forte raison, il est nécessaire de les associer comme partenaires actifs dans la mise en œuvre, notamment en favorisant les dispositifs de coapprentissage, tant en classe qu’en dehors de la classe, tant de façon synchrone qu’asynchrone.

Ces formes d’intelligence collective se sont révélées nécessaires pour résoudre les situations insupportables d’inégalités d’avant la crise du Covid-19. Elles le seront encore davantage pour réduire les écarts qui se sont accentués entre les élèves des familles plus et moins favorisées. Sans doute, faudra-t-il espérer pouvoir compter davantage sur d’autres catégories d’acteurs internes et externes.

Mobiliser les responsables politiques…

Nous pensons notamment aux responsables politiques territoriaux et nationaux. Les premiers se rendent compte, grâce à pandémie, que certaines régions ou quartiers constituent des environnements défavorisés pour répondre aux défis de la crise, tant sur le plan du logement que d’accès aux ressources numériques ou aux ressources sanitaires. De nouveau, les réponses doivent être ici contextualisées et ne peuvent être efficaces qu’en développant de l’intelligence collective avec les acteurs impliqués et pas sans eux (notamment les acteurs scolaires qui ignorent les caractéristiques des environnements de leurs élèves).

Quant aux responsables nationaux, habitués à édicter des prescrits uniformes sous le prétexte fallacieux d’égalité, il est important qu’ils se rendent compte que la réduction des inégalités passe par une différenciation des solutions selon les environnements et que les responsables territoriaux et locaux sont des partenaires et non de simples exécutants.

… et les acteurs de la formation

Quant aux institutions de formation des enseignants (et des acteurs en son sein), elles devraient constituer un autre levier. Or, elles ont été majoritairement silencieuses et absentes lors de (et même avant) la crise. Si nous avons vu dans le monde de la santé de nombreux professionnels se porter volontaires pour aider leurs collègues qui se trouvaient au front de la crise sanitaire, nous n’avons pas vu un tel élan de la part des formateurs.

Issus du giron de la forme scolaire, ils sont devenus trop souvent des solitaires au sein de leur institution, coupée elle-même des établissements scolaires, privilégiant la formation initiale en interne et non la formation continue. Or, nous savons que les effets de la formation initiale ne se développent que si une articulation étroite se réalise avec la formation au sein du monde du travail professionnel (l’apprentissage par et dans le travail, l’apprentissage par la réflexion sur la situation de travail, notamment celle que le professionnel, toujours en devenir, fait de façon autonome mais aussi celle qui est l’objet d’un accompagnement).

Des partenariats sont à établir entre les différentes institutions et leurs acteurs : aucun acteur n’a à se positionner envers l’autre en tant que sachant, à travailler sans l’autre (à plus forte raison contre l’autre) mais avec l’autre.

Le virus est toujours là, proclament les experts. La crise n’est pas finie et il faut s’attendre à d’autres crises. Le système de santé a été surpris, mais a réagi très vite en faisant preuve d’une grande intelligence collective, au sein de chaque institution de soin, au sein du système de santé des territoires et du pays, entre les acteurs appartenant à des institutions et systèmes étrangers. Il faudrait qu’il en soit de même pour le système éducatif français, ce système qui a résisté à tous les mouvements impulsés par les grandes figures de l’éducation dans le monde (pourtant si nombreuses en France).

Avec la crise, la forme scolaire a été ébranlée. Va-t-elle se reconstituer comme avant sous la pression des « statuquologues » évoqués par Alain Bouvier[Voir la deuxième partie de [« L’éducation a besoin d’un horizon mobilisateur »]], et de l’inertie bureaucratique? Ou va-t-elle se transformer progressivement grâce à l’intelligence collective et à la dynamique impulsée par des minorités actives qui sont présentes aux différents niveaux du système interne et externe ?

Jean-Marie De Ketele
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (Belgique) et titulaire de la Chaire UNESCO en sciences de l’éducation de Dakar, professeur invité à l’ICP (Institut catholique de Paris)


Pour aller plus loin :

Anne Jorro et Jean-Marie De Ketele (dir), La professionnalité émergente : quelle reconnaissance ? De Boeck supérieur, 2011.

Le numéro 83 de La revue internationale d’éducation

Recension du numéro sur notre site


À lire également sur notre site :

L’éducation a besoin d’un horizon mobilisateur (1re et 2e parties), par Jean-Marie De Ketele

Un populisme éducatif en France ? Soyons sérieux…, par Xavier Pons

Politique(s) de l’éducation : des idéologies au pragmatisme ?, par Nicole Bouin

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