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Entre proximité et distance

Une présentation de quelques résultats significatifs d’une recherche doctorale sur l’éducation musicale.

L’éducation musicale au collège est une discipline qui montre particulièrement bien la complexité des rapports entre cultures juvéniles et culture de l’institution, entre celle des élèves et celle des enseignants. En effet, elle renvoie à un domaine culturel massivement investi par les collégiens, qui sont une écrasante majorité à avoir pour pratique culturelle quotidienne l’écoute de musique enregistrée, cette tendance s’affirmant de plus tout au long de l’adolescence : selon les chiffres de l’enquête L’enfance des loisirs, si à 11 ans l’écoute quotidienne concerne 37 % de la population, ce chiffre s’élève à 69 % à l’âge de 17 ans.

L’action de l’institution scolaire revient donc à transformer une pratique et non à l’impulser, comme en français ou en arts plastiques. Dans le cadre du cours d’éducation musicale, il s’agira d’apporter aux élèves un rapport plus savant à la musique, tout en s’ouvrant à leur culture en la matière. Peut-on parler de proximité ou de distance du curriculum de cette discipline avec les cultures juvéniles ?

C’est à travers ces questionnements que j’ai abordé l’enseignement de la musique au collège dans le cadre d’un travail de thèse en sociologie. Cette recherche s’appuie sur des observations effectuées lors de cours de musique en 4e et 3e, et sur des entretiens réalisés auprès des élèves et des professeurs de ces classes. Les données quantitatives des enquêtes L’Enfance des loisirs et Pratiques culturelles des Français ont pu par ailleurs être mobilisées en tant que données de cadrage sur les univers culturels des enfants et des adolescents.

L’écoute de musique enregistrée est probablement la pratique culturelle qui est la plus caractéristique et qui domine le plus dans les agendas culturels des adolescents, population qui écoute le plus assidument de la musique enregistrée. Cela résulte de la conjonction de deux phénomènes : un effet de génération et un effet d’âge. L’effet de génération prend la forme suivante : chaque nouvelle génération écoute davantage de musique quotidiennement que la précédente, notamment grâce au développement de nouveaux supports d’écoute. Ce phénomène est apparu au moment du boum musical des années 1960 et 1970 qui a vu se développer un ensemble de médias ciblant expressément les jeunes générations (par exemple l’émission de radio Salut les copains dont la diffusion débute en 1959). Ainsi, 20 % des personnes de 20 ans nées entre 1945 et 1954 écoutaient quotidiennement de la musique ; celles nées entre 1985 et 1994 étaient 66 % à le faire1. L’effet âge sur l’écoute musicale concerne la durée d’écoute liée à l’âge du sujet : même si l’écoute musicale quotidienne tend à se maintenir au cours de la vie, elle est plus répandue chez les plus jeunes (les 15-28 ans), pour diminuer ensuite avec le passage à l’âge adulte. C’est la jeunesse qui porte l’affirmation, génération après génération, de l’écoute musicale.

ÉCOUTER POUR ÉCHANGER

L’enquête L’enfance des loisirs, qui s’intéresse à ce qui se passe plus tôt dans le cycle de vie en suivant un panel d’enfants entre leur onzième et leur dix-septième anniversaires, permet de resserrer la focale sur la période de l’adolescence. Durant cette dernière, l’écoute quotidienne de musique croit régulièrement avec l’avancée en âge, à l’opposé d’autres pratiques culturelles comme la lecture qui, elles, déclinent au fur et à mesure de l’adolescence (la lecture quotidienne représentant 33,5 % à l’âge de 11 ans, contre 9 % à 17 ans).

Une partie de la littérature sociologique explique cela par le fait que la musique constitue un bon support de sociabilité, à la différence de la lecture, notamment. Or, l’adolescence voit monter en puissance l’importance des groupes de pairs2. La musique constitue alors un support de discussion, d’échanges matériels ou virtuels, de sorties, etc. Elle revêt également une dimension identitaire qui dépasse la simple écoute. Elle est mobilisée dans le cadre de stratégies de présentation de soi, qui passent notamment par l’affichage de ses gouts musicaux. L’écoute de musique constitue un véritable support de sociabilité entre pairs à un âge où celle-ci constitue une dimension centrale qui n’aura plus d’équivalent. Dans cette mesure, les modalités d’écoute sont profondément imprégnées de cette dimension de la sociabilité dans le cadre d’une culture chaude, celle de la détente, du plaisir partagé et de la convivialité, basée sur des logiques de participation et d’identification3, dans le cadre d’une approche qu’on peut qualifier d’éthicopratique ou fonctionnelle de la musique : celle-ci n’est pas uniquement écoutée pour elle-même, mais aussi pour les fonctions qu’elle remplit, comme on peut le voir dans le cas de la musique pour danser.

Qu’est-ce que cherche à transmettre l’école en matière de musique, alors même que les élèves l’expérimentent quotidiennement hors de la sphère scolaire ? L’objectif majeur de l’enseignement de la musique aujourd’hui consiste à redresser une pratique plutôt qu’à l’encourager (comme dans le cas des arts plastiques) ou à empêcher son déclin (comme pour la lecture) : il s’agit de modifier les habitudes d’écoute développées par les élèves qui, par cet ancrage dans la sociabilité, sont souvent distantes des canons de la légitimité scolaire et culturelle, pour les orienter vers des schèmes de perception et d’appréciation de la musique plus savants. Dans les programmes actuels, cela consiste à fournir aux élèves des outils, un savoir écouter pour aborder tous genres musicaux, tout en sachant distinguer, parmi ces derniers, les morceaux de qualité du point de vue de l’institution scolaire (à savoir des contenus dont la forme est jugée riche et intéressante) de ceux qui présentent moins d’intérêt, toujours de ce même point de vue. Pour atteindre cet objectif, l’institution scolaire peut s’appuyer sur les pratiques culturelles des élèves, comme l’énoncent les programmes. C’est une logique qu’on a pu retrouver chez les enseignants qui, par exemple, essaient de faire correspondre une partie des morceaux étudiés en classe avec les gouts de leurs élèves. En ce sens, l’éducation musicale peut jouer sur un rapport de proximité avec la culture des élèves.

DES ÉCARTS CULTURELS DE PERCEPTION

Mais il n’est pas aisé, en tant qu’enseignant, de déterminer précisément quelles sont les préférences et les pratiques musicales des élèves. D’une part, celles-ci sont variables d’un établissement et d’une classe à l’autre, mais aussi au sein d’une classe, et les enseignants soulignent très fréquemment qu’il est très difficile de contenter tout le monde quand on veut s’appuyer sur les suggestions des élèves pour bâtir une séquence de cours. D’autre part, il y a bien souvent des écarts entre ce que les enseignants perçoivent comme attractif aux yeux des élèves et les pratiques d’écoute musicale réelles de ces derniers. On peut prendre l’exemple du slam pour illustrer ce phénomène : beaucoup de professeurs de musique rencontrés s’appuient sur des artistes comme Abd al Malik, version cultivée de la culture de rue, estimant qu’il s’agit de phénomènes intergénérationnels susceptibles de réunir leurs points d’intérêt et ceux des élèves. Mais ceux-ci précisaient, dans les entretiens réalisés pour mon travail de recherche, très mal connaitre ces artistes et ne pas forcément apprécier leur musique. L’ambition d’ouverture à la culture des élèves portée par les programmes ne se traduit pas forcément dans les faits.

Par ailleurs, au-delà de la recherche de contenus proches des cultures juvéniles, le rapport à la musique que les enseignants cherchent à transmettre est souvent différent de celui d’une grande partie des élèves, comme évoqué précédemment. Cela est particulièrement visible quand les enseignants mobilisent des contenus musicaux supposés connus et appréciés des élèves : ces procédés s’apparentent souvent à une « retraduction discursive »4de ces contenus. Pour illustrer ce processus, on peut prendre l’exemple d’un des enseignants observés qui, pour bâtir une séquence sur le rap, fait d’abord la genèse du genre musical. Il en étudie ensuite les caractéristiques formelles, détaillant notamment l’usage du sample. Cette manière d’envisager le rap est tout à fait différente de celle de la majorité des élèves de sa classe qui, quand le sujet est abordé en entretien, ne font référence ni aux artistes historiques ni aux aspects formels du genre musical.

Ce que montre l’exemple de l’éducation musicale, c’est qu’au-delà d’une proximité apparente de la culture scolaire avec celle des élèves, les rapports à ces contenus exigés par l’école se distinguent nettement de ceux majoritairement déployés dans le cadre des expériences ordinaires des publics scolaires. Les élèves sont appelés à adopter un regard d’étude, savant, sur cet objet bien différent de celui qu’on porte ordinairement. Cette exigence reste d’autant plus invisible pour beaucoup qu’elle s’applique à des domaines qui leur sont familiers : pour le dire autrement, les risques de « malentendus sociocognitifs »5 sur les objectifs poursuivis sont d’autant plus présents avec les élèves les plus éloignés, de par leur socialisation familiale, de ce type de démarche intellectuelle.

Ce constat appelle donc à une vigilance accrue des enseignants concernant l’explicitation des exigences en jeu dans ce type de procédés pédagogiques, ce qui ne remet pas pour autant en cause leur pertinence, la capacité à transmuer les objets du monde en objet de savoir étant une compétence centrale et extrêmement valorisée socialement6.

Florence Eloy
Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, Université Paris 8, Circeft-Escol

Notes
  1. Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique, éditions La Découverte, 2009 ; Olivier Donnat & Florence Lévy, « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture prospective, Département des études, de la prospective et des statistiques, ministère de la Culture et de la Communication, 2007.
  2. Cf. Claire Bidart, L’amitié, un lien social, éditions La Découverte, 1997.
  3. Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, éditions La Découverte, 2004.
  4. Marie-Carmen Garcia & Sylvia Faure, Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, éditions La Dispute, 2005.
  5. Élisabeth Bautier, Bernard Charlot, Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, éditions Armand Colin, 1992 ; Sylvain Bonnery, Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, éditions La Dispute, 2007.
  6. Bernard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’échec scolaire à l’école primaire, Presses Universitaires de Lyon 1993.