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Révolution dans ma classe de 6e : « Monsieur, d’habitude, on vote, et là, vous avez décidé tout seul ! Ce n’est pas normal ! » L’affaire est d’importance, je vais devoir m’expliquer, supporter les regards lourds de reproches, fourbir mes arguments. L’objet du litige est simple : j’ai demandé aux délégués de la classe et à leurs suppléants de m’accompagner dans l’école primaire toute proche pour répondre aux questions angoissées des CM2, les futurs 6es ! J’ai pris cette décision seul, il y a huit mois, fin septembre, en décrivant la fonction des délégués qu’ils allaient élire. Mais depuis, un conseil coopératif a été mis en place, il a fonctionné, ils ont voté, pris des initiatives, discuté, contesté, etc., une vie démocratique, une vie de classe épanouie.

Il faut dire que la sortie est belle : 400 mètres à pied dans une zone pavillonnaire, mais en compagnie du professeur, juste à côté de lui, lui montrer sa maison, lui parler si proche. Et puis la fierté de se retrouver devant des petits de primaire, à pouvoir parler de ce qu’on a vécu toute l’année, de revoir encore leur ancienne maitresse, celle à qui ils font la bise. Mais, surtout, c’est un moment qu’ils sont plusieurs à avoir vécu ; il y a un an, ils étaient assis derrière les tables, et c’étaient eux qui avaient peur, qui me voyaient pour la première fois.

Le conseil débuta ; j’avais refusé toute la semaine, depuis que l’affaire avait émergé, de me justifier entre deux portes, car on ne règle pas les problèmes n’importe comment. Il y a un lieu pour cela, le conseil. Louise était la présidente du jour. Elle jouait son rôle à la perfection, distribuait les métiers de plus en plus nombreux en cette fin d’année. Certains piaffaient d’impatience, on me regardait avec des yeux noirs. Arrive le moment du frigo. Le frigo, c’est un cahier dans lequel les élèves peuvent marquer leurs critiques : « Je critique Jérôme parce qu’il m’a traitée de naine ! Je critique Leslie parce qu’elle m’a dit… » Bon, cela, c’est trop grossier, je ne l’écris pas. C’est une manière de gérer les conflits dits de basse intensité ! Quand une situation est chaude, il faut la laisser refroidir, d’où le frigo. Souvent, quand j’ouvre le cahier et que je lis les critiques, je reçois pour réponse : « Non monsieur, ça, c’est réglé. »

Ce jour-là, cela ne l’était pas : « Je critique monsieur Léon parce qu’il a choisi tout seul qui irait voir les CM2 », avait écrit Charlotte. La première partie de ma réponse ne plut pas du tout : « Je suis le professeur, j’ai quand même le droit de prendre des décisions ! » La seconde fut plus dure à admettre : « Souvenez-vous, je l’avais annoncé dès l’élection des délégués ! » La troisième fut décisive : « Imaginons que nous fassions une élection ; qui se porte candidat ? » Vingt-sept mains se levèrent, presque tous les élèves ! Convenons-en, cela va être difficile de voter, et cela fera de toute manière des jaloux.

Oui, mais ! Cette classe a toujours des « oui mais ! ». C’est casse-pied, mais c’est souvent drôle : « On n’a qu’à tous y aller ! On pourrait se répartir en ateliers, voir les deux classes de CM2. » Il fallait se résigner, ce n’était pas possible, c’était trop tard, pour le jour même. Mais mon échange CM2-6e de l’an prochain est organisé, par les élèves. Mes vifs remerciements pour leur réflexion et leurs propositions intéressantes rencontrèrent un assentiment un peu réservé : « Est-ce qu’il n’est pas en train de se moquer un peu de nous, le professeur ? »

Le jour de la sortie, il pleuvait. Presque toute la classe accompagna en procession les quatre délégués fiers comme tout jusqu’au portail. On a ouvert les parapluies, on ne savait pas que ça annonçait de graves inondations, le moment était beau. La séance se déroula comme prévu. Les élèves étaient joyeux, les CM2 surpris de la connivence entre leurs ainés et leur professeur principal. Les questions fusaient, les réponses n’étaient pas toujours compréhensibles, un peu embrouillées parfois. Ce n’était pas grave, on donnait en spectacle un groupe d’élèves heureux, drôles, qui n’hésitaient pas à faire taire leur professeur trop bavard : « On pensait que c’était nous qui devions parler, monsieur Léon ! » Le temps passa vite, on allait partir, les CM2 mettaient leurs manteaux quand soudain, au fond de la classe, des têtes hilares apparurent : ils étaient venus, cinq ou six, les plus déterminés, ceux qui habitaient autour de l’école, à la fin des cours, ils étaient venus quand même, juste prendre un tout petit peu de ce qu’ils avaient tant désiré.

Jean-Charles Léon
Professeur de musique dans un collège de Seine-et-Marne