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Un kruk pour enseigner

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Pour raccrocher les disciplines au réel, quoi de mieux que de faire partir les élèves de ce réel, et plus encore, du réel qui les interroge, puisqu’ils ont eux-mêmes choisi ce qu’ils en présentent ? Un espace de liberté qui n’est pas sans effets.

Avant ma rencontre avec l’EIST,1 un manque de temps chronique m’empêchait d’apprécier à sa hauteur ma liberté pédagogique. L’EIST fut pour moi comme une révolution copernicienne.

Avant, je vivais une affectation en collège comme une punition. Pas à cause des collégiens (parce que j’aime beaucoup les cycles 3 et 4), mais à cause de notre heure et demie hebdomadaire. Comment pouvoir vraiment faire progresser les élèves en les voyant si peu ? Comment les connaitre ?

Depuis que j’enseigne en EIST, j’ai du temps, qu’il a fallu apprivoiser. Quelle est la durée optimale d’une séance de sciences ? Avec mes collègues, nous avons testé de nombreuses hypothèses : cinquante-cinq minutes (comme tout le monde), une heure vingt-cinq, une heure cinquante (parce que ce n’est pas deux heures dans les faits), deux heures vingt, deux heures quarante-cinq, trois heures dix. Nous sommes arrivées avec ma collègue de SVT (sciences de la vie et de la Terre) à la conclusion que la durée une heure cinquante était la plus adaptée pour nous.

En une heure cinquante, nous avons le temps de nous installer, d’introduire le sujet sur lequel nous allons nous interroger, d’émettre nos hypothèses, de monter nos protocoles, de les tester, de les mettre en commun, de nous critiquer, et lorsque le rythme de notre séance est superbement orchestré par notre maitre du temps (responsabilité déléguée à un élève du groupe), nous arrivons même jusqu’à une trace écrite qui peut prendre la forme d’un bilan rédigé ensemble, d’un compte rendu manuscrit ou informatique, d’un diaporama ou d’une vidéo (mais pour aller jusque-là, il faut une séance de plus).

Une révolution copernicienne dans la classe

J’ai choisi de ne pas avoir réellement de bureau dans ma salle. Tout le monde est assis ensemble au début de la séance. Se retrouver à côté de ses élèves plutôt que face à eux est assez perturbant pour le professeur. Changer complètement de référentiel demande beaucoup. D’où ma référence à Copernic.

Pendant la séance d’une heure cinquante, nous utilisons plusieurs modalités de travail : échanges en groupe classe et travail en équipes de trois à quatre élèves. Faire réellement travailler les élèves ensemble est loin de ressembler à une partie de plaisir. Dans tout groupe d’individus, il y a des conflits, des meneurs, des empêcheurs, des passifs, des leadeurs, etc. Il faut donc accompagner les élèves et leur apprendre à travailler ensemble. Les apports de la pédagogie institutionnelle et mon intégration dans un groupe d’analyse de pratiques ont été d’un grand secours.

Rapidement, vu mes choix, la réflexion sur l’organisation de l’espace s’est imposée. Dans un collège, les salles qui permettent de répondre le plus facilement aux contraintes de fonctionnement d’un enseignement des sciences fondé sur l’investigation sont sans doute les salles de technologie, avec leur espace de mise en commun, qui côtoient une zone avec plusieurs ordinateurs et des établis pour travailler en équipe et expérimenter. La création d’un nouvel établissement m’a permis de m’installer dans une très belle salle, une vraie débauche d’espace ! Mais que c’est dur de sortir d’un schéma ordinaire ! Faire comme tout le monde et comme toujours, c’est plus rassurant.

Avant de pouvoir assoir de la même manière des routines d’investigation, il faut accepter les semaines, voire les mois compliqués de début d’année scolaire. Les élèves ont besoin de temps pour accepter ce que vous proposez et vous pour assoir vos pratiques nouvelles. Cet inconnu est un peu angoissant : les élèves scolaires s’y perdent, les élèves passifs doivent se mettre en action, les élèves en décrochage silencieux se retrouvent face au travail au sein de leur équipe, perdant l’anonymat du groupe classe, etc. Pour éviter les échanges entre une poignée d’élèves très rapides et moi (échanges qui excluent malheureusement tout le reste de la classe), je leur demande de prendre quelques minutes pour répondre par écrit. Même si je ne demande pas systématiquement à tous les élèves de se prononcer ensuite, c’est très intéressant d’observer quels élèves souhaitent s’exprimer après un temps de réflexion. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes. Autre vertu de ce système, mes questions sont forcément moins nombreuses et moins fermées.

à l’aide

Laisser les élèves prendre leur propre chemin demande d’avoir imaginé un maximum de chemins possibles. C’est là que j’ai découvert la fondation La main à la pâte, ses ressources et ses projets thématiques, qui ont complété ma bibliothèque. J’ai assisté à de nombreuses formations et aux séminaires nationaux EIST. J’y ai beaucoup appris. Quand j’ai entendu pour la première fois en formation qu’il fallait en moyenne quatre-vingts heures de pratique de l’enseignement fondé sur l’investigation pour commencer à se sentir à l’aise, je me suis détendue. C’est normal, alors, que ce ne soit pas si facile.

Le lien avec les chercheurs, encouragé par La main à la pâte, a été une mine d’or pédagogique et scientifique pour moi. De ce lien avec la recherche, je souhaite citer au moins une activité née de la rencontre avec Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives). Elle me parait être une sorte de synthèse de ce que m’a apporté l’EIST et le chemin qu’il m’a fait prendre, très éloigné de celui que j’aurais pu emprunter en tant que professeure certifiée de physique-chimie.

Le Kruk

Nous l’avons d’abord appelée la « photo de science ». Mon astrophysicien préféré m’avait proposé de faire prendre des photographies à mes élèves. Ils pourraient les présenter scientifiquement à leurs camarades. Un échange suivrait sur leurs perceptions, leurs critiques. Leur téléphone portable (ce superbe objet technique qu’on sous-exploite tant !) les aiderait à prendre la photographie et à se rendre compte que la science est partout autour de nous.

Consigne : « Prendre une photographie de ce qu’on veut et écrire un petit commentaire scientifique de cinq lignes (sans oublier de citer ses sources).» Nous avons fait un planning, tout le monde devait passer, mais on pouvait choisir quand.

Pas de contrainte de temps au début, nous n’y avions pas pensé. Les premiers élèves à présenter leur photo de science étaient les plus motivés. Ils ont tout de même mis un peu de temps à se faire à l’exercice. Et puis, c’est compliqué le téléphone portable. Ils n’en avaient pas tous et le réseau informatique du collège rejetait régulièrement la connexion. On a donc décidé qu’un envoi par courriel ou un transfert via une clé USB seraient plus simples. Après un temps d’adaptation, la photo de science nous a vraiment mis au travail et est devenue un vrai rituel de début de séance, nous permettant de nous concentrer. Par exemple, une élève a photographié « son frère en train de jouer de la guitare » pour nous expliquer le son, ou une autre photo nous explique toute la vie des grenouilles ou encore la présentation de l’ascenseur de la tour Eiffel. Les élèves y ont mis de plus en plus d’eux-mêmes et la photo de science est devenue un enjeu véritable. Nous avons fait de toutes ces photographies un mur d’exposition lors de la présentation de nos travaux sur le projet de classe de l’année qui s’appelait « Mars », il y a quatre ans maintenant.

un projet évolutif

Bien évidemment, les années se suivent et ne se ressemblent pas. La photo de science n’a pas aussi bien pris avec d’autres groupes. Le peu d’élèves motivés me demandait des aménagements. Ils souhaitaient pouvoir prendre une image venant d’internet. Et certains apportaient des objets pour compléter leur exposé. J’ai fini par faire évoluer la photo de science vers le « kruk », à savoir une liberté totale dans la chose apportée.

Maintenant, on peut apporter ce que l’on veut et le temps est fixé aussi pour éviter les kruks qui n’en finissent plus. Pourtant, nos quarante-cinq minutes sur la photo des toilettes d’un élève (sur une séance de deux heures quarante-cinq), avec un historique de la chasse d’eau et une explication de son fonctionnement technique nous ont emmenés jusqu’au traitement des eaux usées (au programme de la classe de 5e à l’époque). Maintenant, l’exposé et les questions ne doivent pas prendre plus de cinq minutes. Et c’est assez beau quand on arrive à s’y tenir et qu’on sent une belle frustration de ne pas pouvoir aller plus loin, et l’envie de poursuivre à la maison.

L’an dernier, j’ai ajouté un temps de réaction libre de trois minutes avant la présentation. Et pour les rassurer et me rassurer moi-même, je dis aux élèves, au cours des premières semaines, que nous ne devons pas avoir peur du silence : nous devons le respecter, car il ne s’y passe pas rien. Si le kruk n’inspire personne, trois minutes de profond silence, c’est terriblement effrayant. Les élèves le respectent tout de même et au fil des kruks, les échanges entre eux deviennent de plus en plus riches. L’élève qui apporte le kruk doit prendre en note les réactions et les questions de ses camarades pour y revenir pendant sa présentation. Sacré exercice quand on a 10 ans. La parole est distribuée par l’animateur de la séance. Que me reste-il à faire ? Juste à les écouter et à prendre quelques notes pour revenir sur certains points si besoin.

Cette année, j’ai décidé d’apporter le kruk jusqu’aux vacances de la Toussaint pour introduire l’exercice. Le fait que je l’apporte pendant deux mois a donné le temps aux élèves de se l’approprier. Les kruks apportés sont de très bonne qualité, le discours est en voie d’amélioration et la qualité de l’écoute est impressionnante. Ma collègue de SVT a choisi de l’appeler « la chose de science ». Elle réussit à retranscrire ce qui est dit pendant le kruk pour qu’il y en ait une trace écrite. Sur proposition des élèves, elle a mis en place une notation de la chose par les pairs et, s’ils ne sont pas toujours très tendres, ils sont toujours très exigeants.

Investigation ?

Belle cerise sur le gâteau, le kruk permet cette année de démarrer de belles investigations, du fait de la foisonnante richesse du questionnement : la réponse ne m’est pas accessible tout de suite, je n’hésite pas à dire « je ne sais pas » à mes élèves. Mais toujours les kruks nous permettent de traiter des parties de programmes officiels avec originalité, sans jamais oublier la rigueur.

Cette transition entre le dehors et le dedans qu’est devenu le kruk, ce sas qui nous permet de nous mettre au travail sans en avoir l’impression, voilà une institution importante pour nous.

Finalement, l’EIST a permis d’expérimenter autant à mes élèves qu’à moi. J’essaie de travailler mon enseignement comme une chercheuse et de faire vivre les sciences à mes élèves. Et malgré toutes les difficultés quotidiennes, je reste persuadée à chaque kruk2 que j’ai emprunté le bon chemin pour moi, il y a maintenant six ans.

Fatima Rahmoun
Professeure de  physique- chimie à Paris, membre de la Fondation La main à la pâte

Notes
  1. Enseignement intégré de science et technologie
  2. https://labmap.wordpress.com/2016/06/06/la-classe-episode-i-le-kruk